Des montagnes de questions

« J’ai dans les bottes des montagnes de questions », a chanté un poète.

A l’heure où les certitudes s’affirment plus haut et fort que jamais, je dois bien reconnaître que, oui, c’est vrai, oui, d’avoir les bottes – et la tête – encombrées de questions, ça n’aide pas forcément à avancer. Mais si ça peut, au moins, éviter de foncer tête baissée dans le mur, alors c’est déjà ça.  Si ça peut éviter de s’engouffrer sans le moindre esprit critique dans le sillage des gourous et des hommes providentiels qui poussent comme des champignons dans le sillage d’un nuage radioactif, alors c’est peut-être salutaire.

Sans que j’y voie le moins du monde un motif de fierté, je dois bien avouer que, lesté de doutes, de questions et aussi, un peu, de déceptions face à la manière dont une partie de nos semblables aura montré autre chose que le meilleur d’elle-même, je suis jusqu’ici resté coi. Je n’ai pas eu ni le cœur, ni l’envie de surfer sur la crête des discours sur « le jour d’après ». Non que j’en conteste le fond, ni sans doute l’utilité, mais je crains qu’ils ne contribuent malgré eux à préparer le terrain pour une prochaine vague de désillusions.

Sauf à être de ceux qui plaident – ce n’est pas mon cas – pour un rattrapage et un retour à la routine de l’avant crise, les transformations dont il est question prendront du temps. Il serait irresponsable, et dangereux, de laisser croire que le choc du COVID-19, conjugué au recul favorisé par le confinement, suffiront à nous faire basculer vers un autre monde, si désirable, équitable et soutenable soit-il. Les héros du quotidien, et ils sont plus nombreux qu’on ne le pense, sont fatigués. L’usure, le sentiment d’isolement, l’épuisement, la peur, les incertitudes multiples sur l’avenir, la douleur d’avoir perdu un ou des êtres chers, tout cela va fragiliser encore un peu plus les citoyens et les gens ordinaires que nous sommes, atomes d’une société mise à mal dans sa cohésion. Fatigué, en peine de perspectives mobilisatrices et ne voyant pas le bout du tunnel des crises qui se succèdent années après années et dont les séquelles s’accumulent, le « peuple », se souviendra longtemps de l’épreuve. Les points de repère, les référentiels et l’ordre des priorités seront chamboulés en profondeur et pour longtemps, sans que d’autres soient aujourd’hui prêts pour prendre la relève.

Ne vous y trompez pas : mon propos n’est pas ici de plaider pour un attentisme irresponsable, car ce qui va se passer dans les semaines et les mois à venir sera déterminant. Tout pas dans la mauvaise direction impactera pour des années notre marge de manœuvre à venir. Tout progrès vers une réorientation de l’économie au service de l‘essentiel, c’est-à-dire de l’humain du vivant, constituera un socle solide pour les avancées futures. Nous ne sommes pas engagés dans un sprint mais dans un marathon, voire un super marathon. Ce n’est pas un grand soir qui est devant nous, mais un changement de civilisation. Nous sommes devant des transformations qui vont prendre des années, voire des décennies. Ce genre de transformations profondes qui, par nature, ne se produisent pas consciemment, ni encore moins d’un coup de baguette magique. Elles se constatent à posteriori, alors que personne, dans le feu de l’action, n’a réellement pris la mesure de ce qui se passait. Un jour, des historiens écriront : « à ce moment-là, il s’est passé quelque chose« , peut-être même diront-ils que c’était une révolution, comme nous le faisons aujourd’hui pour désigner ce qui s’est passé en occident au milieu du XIXème siècle.

Mais en attendant, ce qui se passe aujourd’hui est difficile à vivre pour tout le monde, terrible pour les plus vulnérables. La crise du COVID agit comme un révélateur des inégalités et des précarités auxquels certains d’entre nous sont soumis. Il y aura de la rancœur. Il y a eu déjà beaucoup de déceptions, beaucoup de désillusions. Prenons garde à ne pas les alimenter par des messages qui promettraient un « jour d’après » qui n’aura pas lieu. La sortie de crise sera longue. La convalescence des esprits et la restauration du désir le sera plus encore. Le « nouveau récit » dont une civilisation a besoin pour émerger n’est pas encore écrit. Il sera le résultat d’un processus long, dans lequel chacun doit pouvoir se projeter, dans lequel chacun doit pouvoir se sentir accueilli, bienvenu même, et entendu.

Je comprends les impatiences, notamment de ceux qui, comme vous sans doute, comme moi aussi, militent depuis des années pour une autre économie, pour d’autres solidarités, pour d’autres partages et d’autres relations entre les vivants, tous les vivants. Mais la précipitation et l’assurance que peuvent donner la certitude d’avoir été « du bon côté de l’histoire » et d’avoir entrevu, plus tôt que d’autres, ces nouveaux horizons seraient mauvaises conseillères. Plus que jamais, nous allons avoir besoin de faire preuve de constance, de patience, de capacité d’écoute, de bienveillance et d’humilité. Nous allons hélas, peut-être encore pendant des années, voire des décennies, voir nos nombreuses et discrètes victoires occultées par les cinglantes défaites que nous continuerons à encaisser. Il y aura des moments forts, des moments formidables, mais aussi des moments difficiles.

Prenons soin les uns des autres, en particulier des plus faibles et de ceux qui doutent. Car c’est peut-être d’eux que viendra demain la force et la cohésion du collectif. Je ne sais pas si ce dont nous aurons le plus besoin sera l’espoir, ou le courage. Mais je sais que ni l’un, ni l’autre, ne suffiront. Nous allons avoir besoin les uns des autres.

La permaéconomie, cette tendance heureuse qui fera 2020

Quoi de mieux, pour vous transmettre mes vœux, que de relayer cet article de la revue l’ADN pour qui la permaéconomie est une tendance heureuse qui fera 2020. A regarder l’état des écosystèmes et l’hébétude de nos sociétés face aux catastrophes, nul doute que nous en aurions bien besoin. Mais nous n’arriverons à rien si nous ne changeons pas de rêves, de désirs et d’imaginaire. Alors allons-y ! Rêvons léger ; ouvrons nos cœur et le champ des possibles ; émerveillons-nous des trésors les plus humbles du vivant !

Bonne année en permaéconomie !

La permaculture transposée à l’économie ? Cela donne la « permaéconomie ». Théorisée par Emmanuel Delannoy, elle offre un cadre de référence solide aux business models de demain : moins prévisibles et plus généreux. Entretien.

Appel pour un biomimétisme au service de la vie !

Je suis heureux de publier aujourd’hui, avec mes co-auteurs que sont Paul Boulanger, Tarik Chekchak, Guillian Graves, Kalina Raskin et Alain Renaudin ainsi qu’une liste de signataires prestigieux, un appel « Pour un biomimétisme au service de la vie ! « .

Je vous invite à consulter le texte intégral de l’appel et la liste à jour des signataires à la page suivante :

https://blog.pikaia.fr/biomimetisme/pour-un-biomimetisme-au-service-de-la-vie/

Formation « De la permaculture à la permaéconomie », les 5 et 6 décembre 2019 à Marseille

Les 5 et 6 décembre 2019, Pikaia organise, en partenariat avec l’association Cultures Permanentes, une formation de 2 jours aux principes et à l’application de la permaéconomie.

Cette formation est destinée aux porteur.e.s de projets, cadres et dirigeant.e.s de TPE et PME

Le nombre de places est limité à 20 personnes

OBJECTIFS:

À l’issue de la formation, les participants seront en mesure de :

  • Comprendre en quoi les principes l’éthique et les principes de la permaculture peuvent s’appliquer aux entreprises,
  • les appliquer dans la conception et le pilotage de leurs projets,
  • se familiariser avec l’approche systémique,
  • découvrir les opportunités rendues possibles par des nouveaux modèles économiques innovants,
  • identifier de nouveaux indicateurs de performance,
  • être en mesure d’initier une réflexion menant à la transformation de leur modèle économique.
  • PÉDAGOGIE

La pédagogie de ce parcours reposera largement sur une démarche participative et l’application de processus d’intelligence collective. Elle permettra aux participants, via des cas pratiques et l’expérimentation sur des projets réels, proposés par les participants, de contextualiser les concepts de la permaculture et de la permaéconomie.

  • A propos du formateur

Emmanuel Delannoy est expert sur le biomimétisme, l’économie circulaire et la convergence entre économie et biodiversité, et a contribué à la construction de l’Agence Française de la Biodiversité. Il a également été chargé par le gouvernement d’une mission sur les emplois de la biodiversité. Entre idées et terrain, il contribue à animer et mettre en œuvre la réinvention écologique de l’économie, en accompagnant entreprises et territoires dans leurs réflexions stratégiques et leurs transitions.

Il est l’auteur de « Permaéconomie » et « L’économie expliquée aux humains » aux Éditions Wildproject, et a contribué à de nombreux ouvrages collectifs, dont le « Dictionnaire de la pensée écologique » (PUF) ; « Humanité et biodiversité, manifeste pour une nouvelle alliance » (Descartes et Cie) ; « S’approprier les clés de la mutation » (Chroniques sociales), ou encore le guide « NatureParif Entreprises, relevez le défi de la biodiversité ».

  • CONTENU
  • De la permaculture à la permaéconomie : appropriation des concepts, de l’éthique sous-jacente à cette démarche et des principes directeurs.
  • Éléments de systémique et de thermodynamique appliqués au management et aux modèles économiques.
  • Exploration des nouvelles sphères de l’innovation à travers les concepts d’économie circulaire, d’économie de la fonctionnalité et de la coopération, et de réinvestissement dans le capital naturel.
  • Et si votre entreprise était un être vivant, qui serait-elle ?
  • Apprendre à questionner la vraie « raison d’être » et « l’intention créatrice » des entreprises et des projets entrepreneuriaux.
  • Application de ces principes à la gouvernance, au management et au pilotage des projets et des organisations

Informations & inscriptions à contact@cultures-permanentes.com
Tarifs + 10€ d’adhésion:
Particuliers autofinancement 
│450€
OPCA & Entreprise │650€
Possibilité de prise en charge pôle-emploi

Cultures Permanentes est un organisme de formation référencé DATADOCK

Nous réservons des places à tarif solidaire pour les étudiants et personnes rencontrant des difficultés financières, nous contacter.

Ne plus se mentir

Bon, on ne va pas se mentir, hein : vous êtes prévenus, ce n’est pas une lecture confortable.

On en prend tous plein la gueule. Faites le test : quelques soient vos croyances, vos espoirs ou vos engagements, je doute que Jean-Marc Gancille vous ait oublié. Pour ma part c’est, entre autres, pages 31 et 49.  

Inconfortable, dérangeant, « Ne plus se mentir » l’est, assurément. Et c’est évidemment sa qualité première. Même si l’auteur a ses partis pris, quoi de plus normal, il y a dans ce livre une froide lucidité qui va forcément au moins vous gratouiller, voire sérieusement vous chambouler. Tant mieux. Ma seule crainte est, comme d’habitude, que ce livre ne soit lu que par ceux qui en auraient le moins besoin. Classique. Finalement, ce sont toujours les mêmes qui se remettent en question, acceptent de bousculer leurs convictions et vivent dans l’inconfort intellectuel permanent alors que les vrais prédateurs, eux, continuerons tranquillement à vivre dans le douillet confort de leurs certitudes en se berçant illusions. Mais bon, c’est comme ça. Ami écologiste, c’est ton destin !

Mais bon, on ne va toujours pas se mentir, hein. Après avoir lu le livre de Jean-Marc Gancille, puis bu un grand verre d’alcool fort pour faire passer, on ne va pas tous tout arrêter, quitter nos jobs, démissionner de nos mandats ou de nos associations. Mais au moins, ce qu’on fera, on le fera avec un surcroît de lucidité, un peu moins voire plus d’illusions du tout, et puis peut-être qu’en sortant de nos solitudes on trouvera le courage d’affronter encore mieux le merdier dans lequel on s’est fichu et qu’on essaiera d’inventer quelque chose d’autre pour tenter « d’éviter l’ingérable et de gérer l’inévitable ».

Allez-y, lisez-le. Un livre n’a jamais mordu ni blessé personne. On en reparle après, quand vous l’aurez lu.

Bisous et cœur avec les mains.

En 2019, cultivons nos relations

« Mais alors,

n’a jamais

dit Alice,

parce que Lewis Carroll n’a jamais écrit cette réplique,

si le monde n’a aucun sens, qu’est-ce qui nous empêche d’en inventer un ? ».

Et oui, désolé de briser le mythe, mais comme beaucoup de citations qui tournent en boucle sur internet, celle-ci est apocryphe. Cela dit, la réplique est belle, et son succès en dit long sur l’état d’esprit général du moment.

Si vous êtes, comme moi en ce moment, en panne de certitudes, en voici toujours une : oui, ce monde est compliqué. Et s’il est si compliqué, c’est parce que nous, nous sommes compliqués.

Illustrations :

Au moment même où nous devrions faire face aux périls sans précédent qui s’accumulent, nous sommes nombreux à regarder ailleurs, préférant les « infox » aux faits, les théories complotistes les plus fumeuses aux analyses rigoureuses, les désinformateurs à ceux qui, parfois au péril de leur vie, ont pour mission de nous informer. Il est tellement plus facile d’accabler de reproches le messager que d’écouter ce qu’il a à dire. Surtout, bien sûr, si son message est dérangeant ou inconfortable…

Au même moment, alors que nous devrions faire front, unis et solidaires pour conjuguer nos efforts face à ces périls, nous sommes plus que jamais divisés. Et ceci non plus comme autrefois en blocs dont les centres de gravité oscillaient au grès des tendances démographiques et des mouvements d’opinions, mais désormais en myriades de fragments toujours plus petits. Chacun dans sa bulle…

Alors, tout naturellement, au lieu de rechercher sereinement les causes de nos maux, nous nous employons en permanence à rechercher des « coupables ». Et forcément, ceux-là, c’est toujours les autres, ceux qui sont différents. C’est bien pratique un bouc émissaire. Ça permet de se donner à bon compte un semblant d’unité. Et surtout, ça évite de trop se remettre en cause soi-même.

Mais tout ceci est humain. Tellement humain. Et un humain, ça se trompe, ça s’égare, ça se met en colère, ça a ses contradictions. Ça se cabre, ça se braque, ça a ses petites fiertés. Ça a ses faiblesses, mais aussi ses grandeurs. Ça a un cerveau, parfois reptilien, comme on dit, mais aussi un cœur. Et même si c’est buté, mal embouché, différent, pas pareil, rustre ou guindé, ça a une bouche, des oreilles et même un truc entre les deux pour qu’on essaie de se comprendre.

Alors il est peut-être temps – non, plus que temps en fait – de revenir aux fondamentaux. Car, pour nous en sortir dans ce monde compliqué, nous avons avant tout besoin de choses simples. Tellement simples que nous n’y pensons pas. Se supporter. Être polis les uns envers les autres. Être respectueux des croyances et des opinions des autres. Échanger des sourires, de petits saluts de la tête ou de la main. Oui, je sais, ça à l’air naïf dit comme ça. Mais s’il n’y a pas ça, il ne peut pas y avoir le reste. Le dialogue, la réconciliation, la reconstruction d’un socle commun pour avancer.

Car oui, ce monde est compliqué. Il n’en a pas fini, d’être compliqué. J’ai même la faiblesse de penser qu’il va l’être de plus en plus. Et plus ce monde sera compliqué, plus il aura besoin de gens simples, sincères, authentiques et, parce qu’ils seront tout cela, solides. Ces gens simples auront des valeurs simples : l’amitié, la fraternité, le respect, l’écoute et le partage. Ils seront capables de se retrouver sur des choses simples et, peut-être, enfin, de regarder ensemble dans la même direction.

Alors, pour conclure, il m’est récemment revenu à l’esprit que le mot « relation », ce mot si beau et si essentiel, avait deux sens, parfaitement complémentaires les uns des autres. Une relation, c’est bien sûr un lien, entre des personnes ou des groupes de personnes. On parle de ses relations ou encore de relations diplomatiques. En écologie, c’est un lien d’interdépendance entre plusieurs espèces d’un même milieu. Ces relations là, ce sont les liens qui nous unissent et nous dépassent. Mais une relation, c’est aussi un récit : le fait de relater une histoire ou un voyage. Et c’est précisément ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui : développer nos relations, consolider nos liens, et construire, collectivement, par l’écoute, le dialogue et l’action un nouveau récit pour avancer ensemble dans l’histoire. Et la relation de cette histoire-là, ô boucle vertueuse, nous aidera à reconstruire nos liens.

Alors, en 2019, cultivons nos relations. En toute simplicité.

L’urgence du vivant – vers une nouvelle économie

Il y a des livres qui rendent intelligent. J’utilise ici le terme sans prétention aucune et au sens le plus strict. Le mot « intelligence », désignant la faculté de comprendre les choses et les faits, tire en effet son origine de la fusion des mots latins inter (entre) et ligare (relier). Comprendre, c’est faire des liens entre des concepts, des domaines, des enjeux le plus souvent séparés. Tenter de comprendre ce monde décidément complexe et compliqué, dans lequel tout interagit en boucles infinies, semble relever de la gageure. Essayer de trouver un sens à ses transformations profondes, la plupart du temps silencieuses mais parfois aussi violentes et cacophoniques, semble aujourd’hui un défi insurmontable. En effet, notre mode de raisonnement habituel, dit réductionniste, ou en silo si vous préférez, ne nous équipe pas de manière satisfaisante pour cela. Nous avons besoin de « casser les cloisons », de relier les informations et les savoirs, mais aussi de réconcilier notre intelligence émotionnelle avec celle, plus analytique, de la raison.

Avec « L’urgence du vivant », Dorothée Benoit Browaeys a réalisé un travail impressionnant, qui permet de mieux comprendre les grands défis posés par la confrontation brutale des sociétés humaines aux limites de la biosphère. A travers un regard à la fois systémique et synthétique embrassant l’histoire, l’économie, la sociologie, l’anthropologie, la culture, l’économie, la biologie et l’écologie, elle nous offre les clés de lecture nécessaire pour décrypter les informations et parfois, aussi, démystifier certains des discours les plus envahissants. On pourrait craindre une somme indigeste mais il n’en est rien. Sans rien masquer de la dureté des faits, Dorothée Benoit Browaeys mobilise sa plume élégante et sobre, sa sincérité et sa sensibilité, ainsi que, il faut bien le dire, une réelle érudition pour accompagner le lecteur dans cette exploration du présent et des futurs immédiats possibles.

Comme le rappelle le titre du livre, il y a urgence : nul ne peut plus aujourd’hui le nier. Mais en revenant à l’essentiel, le vivant, « ce bien commun qui inclut tous les autres », Dorothée Benoit Browaeys nous offre, de manière surprenante, un atterrissage en douceur qui laisse le lecteur apaisé, ses énergies prêtes à être mobilisées pour l’action. Si « chercher à comprendre, c’est déjà résister », comme je le rappelais en ouverture de « Permaéconomie », une bonne compréhension des tectoniques sociales, économiques, technologiques et écologiques à l’œuvre est aussi le premier pas vers l’autonomie. « L’urgence du vivant » est une lecture indispensable pour comprendre le monde et se préparer à l’avenir. Non pour le subir, mais pour contribuer activement à sa construction.

« L’urgence du vivant » – Dorothée Benoit-Browaeys – Editions François Bourin

Impressions d’un après 17 novembre

N’y voyez pas une poussée d’égo, mais je vais ici largement parler à la première personne. Car ce que je décris ci-après est avant tout un ressenti personnel, un point de vue subjectif. C’est le récit d’un cheminement émotionnel et intellectuel qui n’appartient qu’à moi et pour lequel je n’aurais aucune légitimité à employer le « nous ». Considérez donc ce qui suit comme une bouteille à la mer, rien de plus. Libre à vous de l’accueillir pour en dérouler le message ou de la laisser là.

Il y a maintenant plus de dix ans, je faisais part à un ami de ma lassitude à répéter « toujours les mêmes choses », me désolant de ne pouvoir passer au niveau supérieur. Je répétais ce qui me semblait d’une telle évidence que cela devrait aller sans dire. Des choses comme : « la biodiversité c’est tout le vivant, humains compris » ; ou encore : « A chaque instant, quoi que nous fassions, nous dépendons du vivant à un point que nous n’imaginons pas. Nous dépendons de ce vivant qu’aujourd’hui nous ne connaissons même pas alors que nous prétendons le contrôler ». Beaucoup de choses de ce genre, inutile de vous faire un dessin. Je constatais déjà, avec tristesse, voire avec un brin d’amertume que, si puissants soient-ils, aucun de ces messages, et alors même qu’ils recevaient un accueil favorable voire enthousiaste, ne résistait à l’usure du quotidien dans lequel chacun devait forcément se replonger. Cet ami, ce compagnon de route d’alors, d’environ quinze ans mon aîné et militant écologiste de la première heure, me répondit : « Prépare-toi pourtant à continuer, car c’est pire que ce que tu penses. Non seulement la « prise de conscience » est encore loin d’être là, mais en plus, l’écart se creuse sans cesse entre les convaincus et les autres ».

Comment ne pas y repenser aujourd’hui ? Comment ne pas voir, dans ce miroir que nous tendent les gilets jaunes, le reflet déplaisant d’une pensée écologiste pétrie d’entre-soi et incapable d’apporter des réponses audibles à ceux qui subissent les aléas de la vie et n’ont pour seul horizon que le surendettement et des fins de mois difficiles. Cette pensée écologiste qui a certes raison sur le fond, parce qu’elle est la seule à faire le constat des limites physiques et biologiques auxquelles l’humanité se heurte aujourd’hui, mais qui a été jusqu’ici incapable d’inventer un nouveau récit susceptible d’entraîner l’adhésion des foules.

Il n’y a rien à apprendre de ce mouvement des gilets jaunes. Rien à apprendre, car il n’y a rien de nouveau. Toutes les conditions du drame qui se joue sous nos yeux – l’inertie collective face à l’urgence des défis écologiques et climatiques ; l’affaiblissement mondial des démocraties face aux mouvements « carbo-fascistes » – toutes les conditions de ce drame, donc, étaient réunies depuis fort longtemps. Un peu comme des plaques tectoniques qui poussent l’une contre l’autre, silencieusement, à l’abri des regards jusqu’au tremblement de terre qui « révélera », c’est à dire au sens strict qui « rendra visible » ces puissantes forces souterraines à l’œuvre. Les gilets jaunes, à mes yeux, c’est ça : un tremblement de terre qui révèle, rend visible cette fracture d’ordinaire invisible et ces tensions non dites dans notre société. Mais s’il n’y a rien à apprendre, il y a beaucoup à comprendre, ou à chercher à comprendre.

Comprendre, notamment, que ce qui se passe aujourd’hui est la conséquence d’une somme d’indécisions et d’hésitations accumulées au long de décennies d’attentisme. L’aménagement et la spécialisation des territoires, l’organisation et la segmentation du travail, la précarité économique, le sentiment d’abandon, l’augmentation des distances parcourues ne sont que les conséquences, au coût humain, écologique et social très lourd, de renoncements successifs. Les responsabilités sont tellement partagées et diluées qu’il serait vain de les rechercher. Et de toute façon cela ne nous avancerait à rien. Mieux vaut chercher à comprendre le processus qui nous a conduit là. Et s’attaquer aux vraies causes et non aux seuls symptômes. J’en arrive, petit à petit, à me convaincre que la fiscalité écologique, si elle est en théorie utile et sans doute à terme nécessaire, ne pourrait-être, dans le contexte actuel, qu’au mieux inutile, façon emplâtre sur une jambe de bois, et au pire contre-productive si elle devait réduire encore la marge de manœuvre de ceux qui doivent tant bien que mal s’adapter. C’est aux causes qu’il faut s’attaquer. Si les gens doivent se déplacer, c’est pour aller travailler. S’ils sont allés habiter loin des endroits où l’on trouve du travail, c’est que le coût de l’immobilier les y a contraint. Constats simplistes, sans doute insuffisants, mais en partie vrais et sur lesquels il serait irresponsable de faire l’impasse. Ajoutons à cela les phénomènes de métropolisation, de spécialisation et de concentration des pôles économiques, et le fait que la précarité de l’emploi n’incite pas forcément à déménager pour se rapprocher de son travail.

La seule solution viable à long terme, plus que la transition vers d’autres formes de mobilité, c’est de revitaliser les territoires. De recréer de l’activité économique ou agricole là où il n’y en a plus. D’ancrer les modèles de valeur dans des écosystèmes économiques territoriaux reposant sur la coopération, l’économie circulaire, l’économie de fonctionnalité. De contextualiser le développement économique au lieu de vouloir le standardiser dans l’espoir vain de le rendre compétitif. Cette transformation radicale de notre économie, de nos territoires, des modèles économiques de nos entreprises, de nos circuits de distribution et de consommation est la condition sine qua non de la réussite d’une transition écologique. Mais elle demande une ambition, une impulsion et de la constance dans la mise à disposition des moyens qui manquent dramatiquement aujourd’hui. Alors, il est tellement plus simple d’inverser les choses et d’agir sur les conséquences plutôt que sur les causes. Et donc de faire payer ceux qui subissent. J’arrête là le développement, car il y aurait tant à dire encore. Mais ce qu’il y a d’essentiel à comprendre, après ce mouvement du 17 octobre, c’est qu’on ne peut plus se contenter de regarder et de traiter les choses en surface. Il faut rechercher et traiter les causes réelles et profondes. Sans confondre urgence et précipitation, il est nécessaire de prendre le temps de s’attaquer à des chantiers de longue haleine, quitte à mettre en place temporairement des mesures d’accompagnement social. Et tant pis pour le déficit budgétaire d’aujourd’hui. Il n’est rien face à ceux qui nous attendent si on ne désamorce pas les nombreuses bombes à retardement économiques et sociales dont les minuteurs tournent en silence.

Et puis, dans ce miroir tendu par les gilets jaunes, il y a aussi à ressentir, plus personnellement. Avant le 17 novembre, ma première impulsion a été la colère. Mauvaise conseillère, comme toujours, elle m’a poussé à rejeter en bloc ce mouvement, déplorant une hiérarchie de valeurs dans laquelle je ne pouvais me reconnaître. Manifester contre la hausse des prix du carburant, alors qu’il y a tant de détresse, de misère, de menaces ? Il y a certes, aussi, beaucoup de petits égoïsmes, de refus de changer – ne serait-ce qu’un peu – son style de vie. Il y a aussi, évidemment, des récupérations nauséabondes. Mais, dans ce mouvement disparate, « foutriste » comme je l’ai lu ailleurs, il y a aussi l’expression d’un sentiment d’abandon, d’un désespoir, d’une amertume lentement sédimentée. C’est tout cela qui vole en éclat aujourd’hui, avec fureur et fracas, comme le retour de ballon d’un « mépris de classe » sinon réel, du moins ressenti.

Et face à tout cela mon sentiment personnel est d’abord celui d’un triste constat d’échec. Une baffe dans la gueule. L’impression désagréable de m’être trompé, sinon de combat, du moins de terrain. De n’avoir pas su jouer mon rôle dans cette partie collective. Beaucoup d’autres, que j’estime et admire, ont su faire bien plus et bien mieux. Ils ont pris des risques personnels, assumé leur choix, sont allés jusqu’au bout de leurs engagement. Ils sont allés sur le terrain, là où personnellement j’en suis resté aux idées. Mais même là, il y avait tant à faire. Il aurait fallu que j’invente un langage que tout le monde puisse comprendre. Que je raconte des histoires dans lesquelles tout le monde aurait pu se situer, se projeter. La meilleure des idées, la plus puissante des idées ne vaut rien si elle n’est pas transmise et intégrée. A la fois partagée largement autant qu’appropriée par chacun. Bien sûr, je n’aurais rien pu faire seul. Mais j’assume ma responsabilité et ma part d’échec. Peut-être serait-il temps que je ferme ma gueule. Peut-être serait-il temps que j’arrête et que je laisse faire d’autres qui sauront faire mieux que moi. Mais pour autant, je me refuse à sombrer dans l’amertume. Je sens bien, au fond de moi, que je veux continuer à prendre ma part, que j’en ai besoin même. Mais, après cette grande baffe dans la gueule, cette nième et cuisante leçon d’humilité, cela se fera, sans aucun doute, autrement. Et si je ne sais pas encore comment, je sais en revanche que je vais avoir besoin de vous, de vos conseils, de vos éclairages, de votre indulgence. J’ai l’impression d’avoir tout à apprendre, ou à réapprendre.

Ce qui, paradoxalement, serait presque enthousiasmant.

Ce n’est pas l’énergie qui est trop chère en France, c’est le travail

J’aurais pu intituler ce post « Cher gilet jaune, je te tends la main », mais je préfère ce titre-là, un peu plus provoquant :

Ce n’est pas l’énergie qui est trop chère en France, c’est le travail.

(Chers gilets jaunes, ne vous arrêtez pas là, continuez jusqu’au bout, vous verrez qu’on peut peut-être – j’espère – arriver à s’entendre)

Explications :

Une fiscalité sur le travail élevée (en termes de charges patronales et sociales), si dans le même temps l’énergie est (relativement) bon marché, c’est une incitation directe à :

  • Rechercher des gains de productivité sur le travail : horaires décalés, taylorisme, automatisation, process standardisés asservissant l’humain à la machine, cadences insoutenables, etc. Donc stress, perte de sens, découragement, Burn out, et autres joyeusetés des temps modernes.
  • Délocaliser la production, parce qu’il coûtera moins cher de transporter les marchandises sur de grandes distances que de les fabriquer sur place. Conséquences : désindustrialisation, chômage, désertification territoriale, etc.

La solution, c’est de baisser les charges sur le travail (ce qui permettra d’augmenter les salaires nets) pour réduire le cout du travail, et d’augmenter la fiscalité sur l’énergie.

Pour le consommateur final, ce sera transparent (il paiera plus cher son plein d’essence, mais ce sera compensé par une augmentation de son salaire net).

Pour les producteurs et les investisseurs, c’est une incitation à relocaliser les productions et à miser sur la qualité plus que sur le volume : donc un travail qui retrouve du sens, des territoires en voie de désertification qui retrouvent de l’activité, etc.

Pour être efficace, ce transfert de fiscalité doit être accompagné d’aides ciblées pour favoriser les investissements dans l’efficacité énergétique, le renouvellement du parc automobile, l’intermodalité et les transports actifs, et aider les ménages modestes à améliorer leur logement.

De façon évidente, l’impact sur le changement climatique est important, puisqu’en misant sur la relocalisation et la réduction des consommations d’énergie, on limite drastiquement les émissions de carbone.

Du point de vue de la compétitivité économique, l’impact est neutre : il ne coûtera pas plus cher de produire en France, c’est la répartition des charges qui va changer.

D’un point de vue budgétaire, pour l’Etat, c’est neutre. C’est donc compatible avec les critères de convergence européens. Mais l’impact potentiel d’un tel transfert sur l’emploi, la qualité de vie, la santé et l’environnement est considérable. On a donc – vraiment – tous à y gagner.