L’histoire du vivant est jalonnée de crises : ces cinq crises d’extinction majeures que les paléontologues connaissent bien, et dont la dernière, la plus connue du grand public, a causé la disparition des dinosaures à la fin du Crétacé. Ces crises, subites à l’échelle des temps géologiques, brutales par leur ampleur, « redistribuent les cartes ». Ce qui les caractérise, c’est qu’il y a un avant et un après : des équilibres radicalement différents de la situation qui précédait se mettent en place, plus ou moins progressivement. Ce que les paléontologues appellent crise ne recouvre donc pas le même sens que celui que donnent les dirigeants politiques et la plupart des analystes économiques à ce même mot. En politique ou en économie, comme en médecine, une crise est un trouble momentané, généralement suivi d’un « retour à la normale » : guérison en médecine, sortie de crise en économie. En politique, une crise peut dans certains cas conduire à un changement de régime, ce qui se rapproche du sens que donnent à ce mot les paléontologues, pour lesquels une crise est un moment critique et décisif précédant un changement d’état, l’équivalent de ce que les physiciens appellent un changement de phase (par exemple, l’ébullition qui sépare l’état liquide de l’état gazeux). L’analyse des archives fossiles présentes dans les sédiments montre que les crises « ponctuent » des périodes de relative stabilité pendant lesquelles l’évolution est plus progressive. Les espèces évoluent et coévoluent bien sûr, et s’adaptent à un environnement qui change, mais de façon plus graduelle. Pour reprendre les types d’innovation, on pourrait ici parler d’innovation incrémentale. Mais pendant les crises, et les périodes qui les suivent, tout semble s’emballer, aller plus vite : des espèces nouvelles apparaissent, d’autres se diversifient et se transforment très vite, comme ce fut le cas pour les mammifères qui ont rapidement colonisé, au début de l’ère tertiaire, les niches écologiques laissées vacantes suite à la disparition des dinosaures. Ce sont alors des innovations de rupture qui apparaissent. Pour caractériser cette alternance entre états de stabilité (relative) et crises, les paléontologues américains stephen Jay gould et niles eldredge ont formulé la théorie dite des « équilibres ponctués ».
Or, si on superpose les courbes traçant l’évolution de la diversité du vivant et celles des indicateurs économiques on y trouve, dans les deux cas, des périodes de relative stabilité ponctuées de périodes de crises, pendant lesquelles tout est reconfiguré, et durant lesquelles il est nécessaire de s’adapter très rapidement. Innover, pour s’adapter au changement, suppose d’interroger la notion de performance. Sur un marché en croissance dans lequel la disponibilité des ressources n’est pas un problème, être performant c’est être capable de produire en très grande quantité, à faibles coûts. Cela suppose, pour se démarquer des concurrents, de mettre en place des processus contrôlés permettant une maximisation de l’utilisation des ressources, et globalement d’être plus rapide, plus fort, plus puissant, dans le cadre d’une stratégie de spécialisation et de recherche d’économies d’échelle. Dans ce contexte d’abondance, la performance repose sur une logique de compétition. Mais ce type de performance est très vulnérable au changement : qu’un paramètre environnemental, social ou réglementaire vienne à changer, et c’est alors un risque de déstabilisation, voire d’effondrement qui apparaît. La notion de performance devrait donc intégrer le paramètre résilience. Des acteurs majeurs se sont effondrés dans les 30 dernières années parce qu’ils étaient trop spécialisés (Pensez à Kodak). La zone optimale se situe au croisement entre performance et résilience. En période de grande instabilité, les logiques de spécialisation et de compétition ne suffisent plus. Ce sont les aptitudes à la coopération, à l’adaptation, à l’innovation agile qui font la différence. Insectes, bactéries, champignons ou micro- organismes ont des cycles de reproduction rapide et un haut potentiel d’évolution et d’adaptation. En termes de stratégie d’innovation, dans les périodes fastes, c’est souvent l’innovation incrémentale qui est privilégiée. L’innovation incrémentale, c’est finalement chercher à faire encore mieux ce que l’on fait déjà très bien, afin de renforcer sa compétitivité. Logique de compétition, là encore. A l’inverse, dans des périodes d’instabilité, ce sont les innovations de rupture ou les innovations radicales qui sont les stratégies les plus appropriées, même si elles supposent aussi plus de risques. Mais nous sommes dans une de ces périodes où « le plus grand des risques serait de ne pas en prendre(1) ».
La nature utilise les contraintes comme des opportunités. Chaque changement dans l’environnement, chaque nouvelle contrainte est une occasion d’évoluer, et donc d’innover pour s’adapter. Dans un monde en mouvement, résister au changement ne sert à rien. L’illusion de gagner momentanément du temps se paie au prix fort au moment où la rupture devient inévitable. Le prix à payer est alors beaucoup plus important que si le changement nécessaire avait été amorcé à temps, en accompagnant les acteurs qui en ont le plus besoin. Nous avons hélas souvent tendance à faire l’inverse. Par peur du changement, et en cherchant à bien faire pour amortir les chocs économiques et les transitions brutales, il arrive que des modèles économiques à bout de souffle ou des modes de production dépassés et non compatibles avec les limites de la biosphère soient soutenus à coup de subventions publiques, dans l’espoir de maintenir une certaine paix sociale(2).
Mais il arrive toujours que les illusions retombent. On réalise alors, mais trop tard, que ces mêmes moyens financiers auraient été mieux employés s’ils avaient été mobilisés pour accompagner le changement et aider les entreprises et les citoyens à « faire leur mue ».
(1) – Citation parfois attribuée à Winston Churchill, parfois à J.F. Kennedy.
(2) – A titre d’illustration, on peut citer les aides publiques au charbon ou à l’acier dans les années 1970 et 1980, ou encore, aujourd’hui, les 5 300 milliards de dollars de subventions accordées chaque année par les états dans le monde entier pour soutenir les énergies fossiles, dans un contexte de changement climatique (Novethic, octobre 2015).