Des montagnes de questions

« J’ai dans les bottes des montagnes de questions », a chanté un poète.

A l’heure où les certitudes s’affirment plus haut et fort que jamais, je dois bien reconnaître que, oui, c’est vrai, oui, d’avoir les bottes – et la tête – encombrées de questions, ça n’aide pas forcément à avancer. Mais si ça peut, au moins, éviter de foncer tête baissée dans le mur, alors c’est déjà ça.  Si ça peut éviter de s’engouffrer sans le moindre esprit critique dans le sillage des gourous et des hommes providentiels qui poussent comme des champignons dans le sillage d’un nuage radioactif, alors c’est peut-être salutaire.

Sans que j’y voie le moins du monde un motif de fierté, je dois bien avouer que, lesté de doutes, de questions et aussi, un peu, de déceptions face à la manière dont une partie de nos semblables aura montré autre chose que le meilleur d’elle-même, je suis jusqu’ici resté coi. Je n’ai pas eu ni le cœur, ni l’envie de surfer sur la crête des discours sur « le jour d’après ». Non que j’en conteste le fond, ni sans doute l’utilité, mais je crains qu’ils ne contribuent malgré eux à préparer le terrain pour une prochaine vague de désillusions.

Sauf à être de ceux qui plaident – ce n’est pas mon cas – pour un rattrapage et un retour à la routine de l’avant crise, les transformations dont il est question prendront du temps. Il serait irresponsable, et dangereux, de laisser croire que le choc du COVID-19, conjugué au recul favorisé par le confinement, suffiront à nous faire basculer vers un autre monde, si désirable, équitable et soutenable soit-il. Les héros du quotidien, et ils sont plus nombreux qu’on ne le pense, sont fatigués. L’usure, le sentiment d’isolement, l’épuisement, la peur, les incertitudes multiples sur l’avenir, la douleur d’avoir perdu un ou des êtres chers, tout cela va fragiliser encore un peu plus les citoyens et les gens ordinaires que nous sommes, atomes d’une société mise à mal dans sa cohésion. Fatigué, en peine de perspectives mobilisatrices et ne voyant pas le bout du tunnel des crises qui se succèdent années après années et dont les séquelles s’accumulent, le « peuple », se souviendra longtemps de l’épreuve. Les points de repère, les référentiels et l’ordre des priorités seront chamboulés en profondeur et pour longtemps, sans que d’autres soient aujourd’hui prêts pour prendre la relève.

Ne vous y trompez pas : mon propos n’est pas ici de plaider pour un attentisme irresponsable, car ce qui va se passer dans les semaines et les mois à venir sera déterminant. Tout pas dans la mauvaise direction impactera pour des années notre marge de manœuvre à venir. Tout progrès vers une réorientation de l’économie au service de l‘essentiel, c’est-à-dire de l’humain du vivant, constituera un socle solide pour les avancées futures. Nous ne sommes pas engagés dans un sprint mais dans un marathon, voire un super marathon. Ce n’est pas un grand soir qui est devant nous, mais un changement de civilisation. Nous sommes devant des transformations qui vont prendre des années, voire des décennies. Ce genre de transformations profondes qui, par nature, ne se produisent pas consciemment, ni encore moins d’un coup de baguette magique. Elles se constatent à posteriori, alors que personne, dans le feu de l’action, n’a réellement pris la mesure de ce qui se passait. Un jour, des historiens écriront : « à ce moment-là, il s’est passé quelque chose« , peut-être même diront-ils que c’était une révolution, comme nous le faisons aujourd’hui pour désigner ce qui s’est passé en occident au milieu du XIXème siècle.

Mais en attendant, ce qui se passe aujourd’hui est difficile à vivre pour tout le monde, terrible pour les plus vulnérables. La crise du COVID agit comme un révélateur des inégalités et des précarités auxquels certains d’entre nous sont soumis. Il y aura de la rancœur. Il y a eu déjà beaucoup de déceptions, beaucoup de désillusions. Prenons garde à ne pas les alimenter par des messages qui promettraient un « jour d’après » qui n’aura pas lieu. La sortie de crise sera longue. La convalescence des esprits et la restauration du désir le sera plus encore. Le « nouveau récit » dont une civilisation a besoin pour émerger n’est pas encore écrit. Il sera le résultat d’un processus long, dans lequel chacun doit pouvoir se projeter, dans lequel chacun doit pouvoir se sentir accueilli, bienvenu même, et entendu.

Je comprends les impatiences, notamment de ceux qui, comme vous sans doute, comme moi aussi, militent depuis des années pour une autre économie, pour d’autres solidarités, pour d’autres partages et d’autres relations entre les vivants, tous les vivants. Mais la précipitation et l’assurance que peuvent donner la certitude d’avoir été « du bon côté de l’histoire » et d’avoir entrevu, plus tôt que d’autres, ces nouveaux horizons seraient mauvaises conseillères. Plus que jamais, nous allons avoir besoin de faire preuve de constance, de patience, de capacité d’écoute, de bienveillance et d’humilité. Nous allons hélas, peut-être encore pendant des années, voire des décennies, voir nos nombreuses et discrètes victoires occultées par les cinglantes défaites que nous continuerons à encaisser. Il y aura des moments forts, des moments formidables, mais aussi des moments difficiles.

Prenons soin les uns des autres, en particulier des plus faibles et de ceux qui doutent. Car c’est peut-être d’eux que viendra demain la force et la cohésion du collectif. Je ne sais pas si ce dont nous aurons le plus besoin sera l’espoir, ou le courage. Mais je sais que ni l’un, ni l’autre, ne suffiront. Nous allons avoir besoin les uns des autres.

En 2019, cultivons nos relations

« Mais alors,

n’a jamais

dit Alice,

parce que Lewis Carroll n’a jamais écrit cette réplique,

si le monde n’a aucun sens, qu’est-ce qui nous empêche d’en inventer un ? ».

Et oui, désolé de briser le mythe, mais comme beaucoup de citations qui tournent en boucle sur internet, celle-ci est apocryphe. Cela dit, la réplique est belle, et son succès en dit long sur l’état d’esprit général du moment.

Si vous êtes, comme moi en ce moment, en panne de certitudes, en voici toujours une : oui, ce monde est compliqué. Et s’il est si compliqué, c’est parce que nous, nous sommes compliqués.

Illustrations :

Au moment même où nous devrions faire face aux périls sans précédent qui s’accumulent, nous sommes nombreux à regarder ailleurs, préférant les « infox » aux faits, les théories complotistes les plus fumeuses aux analyses rigoureuses, les désinformateurs à ceux qui, parfois au péril de leur vie, ont pour mission de nous informer. Il est tellement plus facile d’accabler de reproches le messager que d’écouter ce qu’il a à dire. Surtout, bien sûr, si son message est dérangeant ou inconfortable…

Au même moment, alors que nous devrions faire front, unis et solidaires pour conjuguer nos efforts face à ces périls, nous sommes plus que jamais divisés. Et ceci non plus comme autrefois en blocs dont les centres de gravité oscillaient au grès des tendances démographiques et des mouvements d’opinions, mais désormais en myriades de fragments toujours plus petits. Chacun dans sa bulle…

Alors, tout naturellement, au lieu de rechercher sereinement les causes de nos maux, nous nous employons en permanence à rechercher des « coupables ». Et forcément, ceux-là, c’est toujours les autres, ceux qui sont différents. C’est bien pratique un bouc émissaire. Ça permet de se donner à bon compte un semblant d’unité. Et surtout, ça évite de trop se remettre en cause soi-même.

Mais tout ceci est humain. Tellement humain. Et un humain, ça se trompe, ça s’égare, ça se met en colère, ça a ses contradictions. Ça se cabre, ça se braque, ça a ses petites fiertés. Ça a ses faiblesses, mais aussi ses grandeurs. Ça a un cerveau, parfois reptilien, comme on dit, mais aussi un cœur. Et même si c’est buté, mal embouché, différent, pas pareil, rustre ou guindé, ça a une bouche, des oreilles et même un truc entre les deux pour qu’on essaie de se comprendre.

Alors il est peut-être temps – non, plus que temps en fait – de revenir aux fondamentaux. Car, pour nous en sortir dans ce monde compliqué, nous avons avant tout besoin de choses simples. Tellement simples que nous n’y pensons pas. Se supporter. Être polis les uns envers les autres. Être respectueux des croyances et des opinions des autres. Échanger des sourires, de petits saluts de la tête ou de la main. Oui, je sais, ça à l’air naïf dit comme ça. Mais s’il n’y a pas ça, il ne peut pas y avoir le reste. Le dialogue, la réconciliation, la reconstruction d’un socle commun pour avancer.

Car oui, ce monde est compliqué. Il n’en a pas fini, d’être compliqué. J’ai même la faiblesse de penser qu’il va l’être de plus en plus. Et plus ce monde sera compliqué, plus il aura besoin de gens simples, sincères, authentiques et, parce qu’ils seront tout cela, solides. Ces gens simples auront des valeurs simples : l’amitié, la fraternité, le respect, l’écoute et le partage. Ils seront capables de se retrouver sur des choses simples et, peut-être, enfin, de regarder ensemble dans la même direction.

Alors, pour conclure, il m’est récemment revenu à l’esprit que le mot « relation », ce mot si beau et si essentiel, avait deux sens, parfaitement complémentaires les uns des autres. Une relation, c’est bien sûr un lien, entre des personnes ou des groupes de personnes. On parle de ses relations ou encore de relations diplomatiques. En écologie, c’est un lien d’interdépendance entre plusieurs espèces d’un même milieu. Ces relations là, ce sont les liens qui nous unissent et nous dépassent. Mais une relation, c’est aussi un récit : le fait de relater une histoire ou un voyage. Et c’est précisément ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui : développer nos relations, consolider nos liens, et construire, collectivement, par l’écoute, le dialogue et l’action un nouveau récit pour avancer ensemble dans l’histoire. Et la relation de cette histoire-là, ô boucle vertueuse, nous aidera à reconstruire nos liens.

Alors, en 2019, cultivons nos relations. En toute simplicité.

Impressions d’un après 17 novembre

N’y voyez pas une poussée d’égo, mais je vais ici largement parler à la première personne. Car ce que je décris ci-après est avant tout un ressenti personnel, un point de vue subjectif. C’est le récit d’un cheminement émotionnel et intellectuel qui n’appartient qu’à moi et pour lequel je n’aurais aucune légitimité à employer le « nous ». Considérez donc ce qui suit comme une bouteille à la mer, rien de plus. Libre à vous de l’accueillir pour en dérouler le message ou de la laisser là.

Il y a maintenant plus de dix ans, je faisais part à un ami de ma lassitude à répéter « toujours les mêmes choses », me désolant de ne pouvoir passer au niveau supérieur. Je répétais ce qui me semblait d’une telle évidence que cela devrait aller sans dire. Des choses comme : « la biodiversité c’est tout le vivant, humains compris » ; ou encore : « A chaque instant, quoi que nous fassions, nous dépendons du vivant à un point que nous n’imaginons pas. Nous dépendons de ce vivant qu’aujourd’hui nous ne connaissons même pas alors que nous prétendons le contrôler ». Beaucoup de choses de ce genre, inutile de vous faire un dessin. Je constatais déjà, avec tristesse, voire avec un brin d’amertume que, si puissants soient-ils, aucun de ces messages, et alors même qu’ils recevaient un accueil favorable voire enthousiaste, ne résistait à l’usure du quotidien dans lequel chacun devait forcément se replonger. Cet ami, ce compagnon de route d’alors, d’environ quinze ans mon aîné et militant écologiste de la première heure, me répondit : « Prépare-toi pourtant à continuer, car c’est pire que ce que tu penses. Non seulement la « prise de conscience » est encore loin d’être là, mais en plus, l’écart se creuse sans cesse entre les convaincus et les autres ».

Comment ne pas y repenser aujourd’hui ? Comment ne pas voir, dans ce miroir que nous tendent les gilets jaunes, le reflet déplaisant d’une pensée écologiste pétrie d’entre-soi et incapable d’apporter des réponses audibles à ceux qui subissent les aléas de la vie et n’ont pour seul horizon que le surendettement et des fins de mois difficiles. Cette pensée écologiste qui a certes raison sur le fond, parce qu’elle est la seule à faire le constat des limites physiques et biologiques auxquelles l’humanité se heurte aujourd’hui, mais qui a été jusqu’ici incapable d’inventer un nouveau récit susceptible d’entraîner l’adhésion des foules.

Il n’y a rien à apprendre de ce mouvement des gilets jaunes. Rien à apprendre, car il n’y a rien de nouveau. Toutes les conditions du drame qui se joue sous nos yeux – l’inertie collective face à l’urgence des défis écologiques et climatiques ; l’affaiblissement mondial des démocraties face aux mouvements « carbo-fascistes » – toutes les conditions de ce drame, donc, étaient réunies depuis fort longtemps. Un peu comme des plaques tectoniques qui poussent l’une contre l’autre, silencieusement, à l’abri des regards jusqu’au tremblement de terre qui « révélera », c’est à dire au sens strict qui « rendra visible » ces puissantes forces souterraines à l’œuvre. Les gilets jaunes, à mes yeux, c’est ça : un tremblement de terre qui révèle, rend visible cette fracture d’ordinaire invisible et ces tensions non dites dans notre société. Mais s’il n’y a rien à apprendre, il y a beaucoup à comprendre, ou à chercher à comprendre.

Comprendre, notamment, que ce qui se passe aujourd’hui est la conséquence d’une somme d’indécisions et d’hésitations accumulées au long de décennies d’attentisme. L’aménagement et la spécialisation des territoires, l’organisation et la segmentation du travail, la précarité économique, le sentiment d’abandon, l’augmentation des distances parcourues ne sont que les conséquences, au coût humain, écologique et social très lourd, de renoncements successifs. Les responsabilités sont tellement partagées et diluées qu’il serait vain de les rechercher. Et de toute façon cela ne nous avancerait à rien. Mieux vaut chercher à comprendre le processus qui nous a conduit là. Et s’attaquer aux vraies causes et non aux seuls symptômes. J’en arrive, petit à petit, à me convaincre que la fiscalité écologique, si elle est en théorie utile et sans doute à terme nécessaire, ne pourrait-être, dans le contexte actuel, qu’au mieux inutile, façon emplâtre sur une jambe de bois, et au pire contre-productive si elle devait réduire encore la marge de manœuvre de ceux qui doivent tant bien que mal s’adapter. C’est aux causes qu’il faut s’attaquer. Si les gens doivent se déplacer, c’est pour aller travailler. S’ils sont allés habiter loin des endroits où l’on trouve du travail, c’est que le coût de l’immobilier les y a contraint. Constats simplistes, sans doute insuffisants, mais en partie vrais et sur lesquels il serait irresponsable de faire l’impasse. Ajoutons à cela les phénomènes de métropolisation, de spécialisation et de concentration des pôles économiques, et le fait que la précarité de l’emploi n’incite pas forcément à déménager pour se rapprocher de son travail.

La seule solution viable à long terme, plus que la transition vers d’autres formes de mobilité, c’est de revitaliser les territoires. De recréer de l’activité économique ou agricole là où il n’y en a plus. D’ancrer les modèles de valeur dans des écosystèmes économiques territoriaux reposant sur la coopération, l’économie circulaire, l’économie de fonctionnalité. De contextualiser le développement économique au lieu de vouloir le standardiser dans l’espoir vain de le rendre compétitif. Cette transformation radicale de notre économie, de nos territoires, des modèles économiques de nos entreprises, de nos circuits de distribution et de consommation est la condition sine qua non de la réussite d’une transition écologique. Mais elle demande une ambition, une impulsion et de la constance dans la mise à disposition des moyens qui manquent dramatiquement aujourd’hui. Alors, il est tellement plus simple d’inverser les choses et d’agir sur les conséquences plutôt que sur les causes. Et donc de faire payer ceux qui subissent. J’arrête là le développement, car il y aurait tant à dire encore. Mais ce qu’il y a d’essentiel à comprendre, après ce mouvement du 17 octobre, c’est qu’on ne peut plus se contenter de regarder et de traiter les choses en surface. Il faut rechercher et traiter les causes réelles et profondes. Sans confondre urgence et précipitation, il est nécessaire de prendre le temps de s’attaquer à des chantiers de longue haleine, quitte à mettre en place temporairement des mesures d’accompagnement social. Et tant pis pour le déficit budgétaire d’aujourd’hui. Il n’est rien face à ceux qui nous attendent si on ne désamorce pas les nombreuses bombes à retardement économiques et sociales dont les minuteurs tournent en silence.

Et puis, dans ce miroir tendu par les gilets jaunes, il y a aussi à ressentir, plus personnellement. Avant le 17 novembre, ma première impulsion a été la colère. Mauvaise conseillère, comme toujours, elle m’a poussé à rejeter en bloc ce mouvement, déplorant une hiérarchie de valeurs dans laquelle je ne pouvais me reconnaître. Manifester contre la hausse des prix du carburant, alors qu’il y a tant de détresse, de misère, de menaces ? Il y a certes, aussi, beaucoup de petits égoïsmes, de refus de changer – ne serait-ce qu’un peu – son style de vie. Il y a aussi, évidemment, des récupérations nauséabondes. Mais, dans ce mouvement disparate, « foutriste » comme je l’ai lu ailleurs, il y a aussi l’expression d’un sentiment d’abandon, d’un désespoir, d’une amertume lentement sédimentée. C’est tout cela qui vole en éclat aujourd’hui, avec fureur et fracas, comme le retour de ballon d’un « mépris de classe » sinon réel, du moins ressenti.

Et face à tout cela mon sentiment personnel est d’abord celui d’un triste constat d’échec. Une baffe dans la gueule. L’impression désagréable de m’être trompé, sinon de combat, du moins de terrain. De n’avoir pas su jouer mon rôle dans cette partie collective. Beaucoup d’autres, que j’estime et admire, ont su faire bien plus et bien mieux. Ils ont pris des risques personnels, assumé leur choix, sont allés jusqu’au bout de leurs engagement. Ils sont allés sur le terrain, là où personnellement j’en suis resté aux idées. Mais même là, il y avait tant à faire. Il aurait fallu que j’invente un langage que tout le monde puisse comprendre. Que je raconte des histoires dans lesquelles tout le monde aurait pu se situer, se projeter. La meilleure des idées, la plus puissante des idées ne vaut rien si elle n’est pas transmise et intégrée. A la fois partagée largement autant qu’appropriée par chacun. Bien sûr, je n’aurais rien pu faire seul. Mais j’assume ma responsabilité et ma part d’échec. Peut-être serait-il temps que je ferme ma gueule. Peut-être serait-il temps que j’arrête et que je laisse faire d’autres qui sauront faire mieux que moi. Mais pour autant, je me refuse à sombrer dans l’amertume. Je sens bien, au fond de moi, que je veux continuer à prendre ma part, que j’en ai besoin même. Mais, après cette grande baffe dans la gueule, cette nième et cuisante leçon d’humilité, cela se fera, sans aucun doute, autrement. Et si je ne sais pas encore comment, je sais en revanche que je vais avoir besoin de vous, de vos conseils, de vos éclairages, de votre indulgence. J’ai l’impression d’avoir tout à apprendre, ou à réapprendre.

Ce qui, paradoxalement, serait presque enthousiasmant.

Ce n’est pas l’énergie qui est trop chère en France, c’est le travail

J’aurais pu intituler ce post « Cher gilet jaune, je te tends la main », mais je préfère ce titre-là, un peu plus provoquant :

Ce n’est pas l’énergie qui est trop chère en France, c’est le travail.

(Chers gilets jaunes, ne vous arrêtez pas là, continuez jusqu’au bout, vous verrez qu’on peut peut-être – j’espère – arriver à s’entendre)

Explications :

Une fiscalité sur le travail élevée (en termes de charges patronales et sociales), si dans le même temps l’énergie est (relativement) bon marché, c’est une incitation directe à :

  • Rechercher des gains de productivité sur le travail : horaires décalés, taylorisme, automatisation, process standardisés asservissant l’humain à la machine, cadences insoutenables, etc. Donc stress, perte de sens, découragement, Burn out, et autres joyeusetés des temps modernes.
  • Délocaliser la production, parce qu’il coûtera moins cher de transporter les marchandises sur de grandes distances que de les fabriquer sur place. Conséquences : désindustrialisation, chômage, désertification territoriale, etc.

La solution, c’est de baisser les charges sur le travail (ce qui permettra d’augmenter les salaires nets) pour réduire le cout du travail, et d’augmenter la fiscalité sur l’énergie.

Pour le consommateur final, ce sera transparent (il paiera plus cher son plein d’essence, mais ce sera compensé par une augmentation de son salaire net).

Pour les producteurs et les investisseurs, c’est une incitation à relocaliser les productions et à miser sur la qualité plus que sur le volume : donc un travail qui retrouve du sens, des territoires en voie de désertification qui retrouvent de l’activité, etc.

Pour être efficace, ce transfert de fiscalité doit être accompagné d’aides ciblées pour favoriser les investissements dans l’efficacité énergétique, le renouvellement du parc automobile, l’intermodalité et les transports actifs, et aider les ménages modestes à améliorer leur logement.

De façon évidente, l’impact sur le changement climatique est important, puisqu’en misant sur la relocalisation et la réduction des consommations d’énergie, on limite drastiquement les émissions de carbone.

Du point de vue de la compétitivité économique, l’impact est neutre : il ne coûtera pas plus cher de produire en France, c’est la répartition des charges qui va changer.

D’un point de vue budgétaire, pour l’Etat, c’est neutre. C’est donc compatible avec les critères de convergence européens. Mais l’impact potentiel d’un tel transfert sur l’emploi, la qualité de vie, la santé et l’environnement est considérable. On a donc – vraiment – tous à y gagner.

La diversité, cette utopie qui rendra possible toutes les autres

A chaque époque son utopie. J’entends par là une idée, une « valeur », qui fixe un cap, donne une direction pour avancer. Prenons par exemple notre devise nationale : « Liberté, égalité, fraternité ». Trois mots, trois idées, trois valeurs ou trois utopies qui se complètent, s’articulent de façon parfois instable mais qui rassemblées en une même devise permettent de faire émerger ces fameuses « tensions fécondes » dont nous avons tant besoin pour progresser.
La liberté fut l’utopie d’un temps ou le peuple n’était pas souverain mais sujet. L’égalité celle d’un temps où selon votre naissance, votre ascendance, vous n’aviez pas les mêmes droits. Ces combats là sont-ils gagnés ? Bien sûr que non. Des progrès ont été faits, mais ils restent bien fragiles. Et pour chaque progrès, combien de reculs ?
La fraternité est l’utopie d’un temps où les humains, nos semblables, se déchirent, se divisent, se méprisent, semblent comme incapables de surmonter leurs différents et leur différences pour, selon l’expression de St Saint-Exupéry, « regarder ensemble dans la même direction ». Ce temps là, nous n’en sommes pas sortis, loin s’en faut.
La fraternité, si elle apparaît en dernier dans notre devise nationale, est pourtant bien l’utopie qui rendra possible les deux autres. La fraternité est la condition sine qua non de l’égalité et de la liberté. En la plaçant en troisième position, c’est comme ni nous avions placé la première marche d’un escalier après la deuxième et la troisième. Il n’est donc pas étonnant que, avec une hiérarchie de valeurs aussi bancale, nous nous cassions souvent la figure !
Il me semble, cependant, que nous avons oublié une marche à l’escalier : la première, peut-être même le socle de toutes les autres. En amont même de la fraternité, la liberté et l’égalité (J’ai tendance à trouver que ça marche mieux dans ce sens là – chacun se prononcera).
Cette première marche, ce socle sur lequel la construction des autres utopies sera peut-être enfin possible, c’est la diversité.
Il bien facile de considérer l’autre comme son frère ou sa sœur s’il nous ressemble en tous points, s’il parle la même langue, revêts les mêmes habits, partage les mêmes goûts et les mêmes orientations sexuelles, politiques ou religieuses que nous. Mais ce n’est alors pas de la fraternité. Ou, en tout cas, c’est une conception si étriquée de la fraternité qu’elle ne permet pas de faire société, qu’elle ne permet pas de vivre ensemble de façon apaisée, qu’elle ne permet pas de construire les liens de confiance minimum qui permettent à chacun d’exprimer sa liberté dans le respect de celle des autres.
La diversité, entendez par là le fait non seulement d’accepter la diversité, mais aussi de la promouvoir et d’en faire une valeur fondamentale de nos sociétés, est aujourd’hui une utopie urgente et nécessaire.
Pourtant, tout aujourd’hui, malgré les discours et les propos superficiels, tend à nier la diversité ou à la repousser dans les marges. La façon dont nous éduquons nos enfants fait fi de leurs différences voire même cherche explicitement à les gommer. Notre modèle de démocratie représentative a tendance à lisser les différences ou les nuances dans les opinions des citoyens, poussant de nombreuses frustrations à s’exprimer de façon violente. Notre modèle industriel, fondé sur la standardisation et l’uniformisation, cherche à nous faire adopter les mêmes produits, les mêmes services, par delà nos aspirations réelles et au mépris de nos différences culturelles. Notre agriculture nie la diversité des terroirs, des climats, des sols et des semences, et ce faisant, contribue à les affaiblir. Notre mode de développement, d’urbanisation, de gestion des espaces et des ressources provoque l’effondrement de la biodiversité, appauvrissant notre monde et nous plongeant dans cette « réalité diminuée » dont j’ai déjà parlé ici. Or, les effets de cette « réalité diminuée » sur notre façon d’être seront dramatiques, même dans l’hypothèse, peu probable, où notre espèce ne serait pas elle même emportée par l’effondrement biologique dont nous sommes la cause.  La diversité, sous toutes ses formes, s’estompe, voire s’effondre, sous nos yeux. Et ce n’est pas juste dommage ou regrettable : c’est un pilier essentiel de la vie qui disparaît et dont nous sommes en train, par ignorance, par indifférence, sans parler bien sûr de la malveillance, de nous priver.
Nier la diversité, la repousser dans les marges, c’est instiller de manière perfide l’illusion qu’il y a « nous » et « les autres », et que nous pourrions très bien vivre les uns sans les autres, ou les uns séparés des autres. C’est nier nos interdépendances et leurs effets sur notre évolution non seulement personnelle, culturelle et sociale, mais aussi, au sens strict, biologique. Comme l’a si bien exprimé Boris Cyrulnik, « le paradoxe de la condition humaine c’est qu’on ne peut devenir soi-même que sous l’influence des autres ».  Ce qui est vrai des individus l’est aussi des sociétés humaines et des espèces : nul ne peut s’épanouir et être ce qu’il est sans altérité.
Il est urgent d’ériger la diversité au rang de valeur fondamentale, d’en faire un pilier de notre socle de valeurs. Il est indispensable, essentiel même, de la valoriser, de la promouvoir, de la rechercher activement et de la restaurer, tant qu’il est possible.
La diversité est l’utopie de notre temps. Elle est celle qui rendra possible toutes les autres.

Finding the right lenses for a complex world

J’ai récemment eu l’honneur d’être invité à participer au sixième colloque international sur les relations enseignants-étudiants, organisé par la Sri Adwayananda Public School, à Malakkara, Kerala.

Dans ce cadre, il m’a été demandé d’intervenir en ouverture du colloque, avant une présentation de la Permaéconomie aux étudiants et l’animation d’un Hackathon, suivant la méthode du Pro-action Café, sur l’évolution de l’école de de son réseau de partenaires nationaux et internationaux.

Voici le texte de mon intervention en ouverture (en anglais) :

Principal and general convener,

Members of the Alliance Educational Foundation,

Honored guests,

Dear teachers,

Dear students and alumni,

Ladies and gentlemen,

Dear colleagues,

 

It is a great honor to be with you today, here, for the opening of this colloquium. It is also a great emotion for me to be invited to give this address on education, because I deeply think that education is the best, the most relevant and the most efficient investment we can make to prepare our future.

Teaching can sometimes be done through stories, which can be used as metaphors and are easily remembered. But teaching is also the best way to write the next chapters of our common story. And the least I can say about our story is that it is… unfinished.

So let’s look back a little to find out where we are today before considering how we could write the next chapters.

This is our story. We are, collectively, the main character of this story.  We are, and when I say “we”, I mean we as a specie, Homo sapiens, pretty “bizarre”. Yes, indeed, Homo sapiens is a very strange specie.

For example, we feel anxious about the future. This is quite a paradox as we are, as far as I know, the only specie on this planet to have the ability to consciously plan and act for its future, even on a long-term basis.

We spent a lot of time and energy to compete against each other’s, while so many species, like trees, fungi and even bacteria’s have chosen to cooperate, which appears to be a pretty good strategy, relevant in many different contexts.

We widely put an emphasis on individual intelligence, soon to be broaden (or maybe not) by artificial intelligence. But we dramatically lack the kind of collective intelligence some other living organisms, like insects, have experienced with great evolutionary successes. We, individual geniuses, have developed dumb communities. Bees and ants do it exactly the other way round. That sounds funny, and that would be, if we weren’t facing dramatical issues like the one we must deal with today.

You know the story, so I’ll make it short: global warming, biodiversity loss, soil erosion, pollutions, ocean’s acidification, among other issues, are challenging our ability not only to build a sustainable future, but also a desirable one. A future in which it would be possible for everyone, on this Earth, to express their rights for “Life, liberty and the pursuit of happiness”, as stated in the famous sentence of the United States declaration of independence.

Historically, we, humans, have developed a strong fear about nature. We have tried, not limiting our efforts and indeed with some success, to build walls between us and nature. We have done this since the invention of agriculture, during the epoch called Neolithic, and continued with the development and improvement of technologies. French philosopher René Descartes nailed it, in his “Discours de la méthode”, published in 1637, when he stated that we should act “as if we were masters and owners of nature”.

And, of course, our economy reflects these conceptions. We have developed a “one way” economy, a linear economy which extract, transforms, use and waste. We have developed a dispersive economy, with negative externalities. We have developed a competitive economy, used as a tool of power and domination.  Of course, this could have been done otherwise. And, luckily, this can still be changed. Economy is a tool, not a rule.

But in the meantime, this is where we are. “Seeds, steam and steel”: sounds like a summary of human modernity. “Heat, treat and beat”, would make a good summary of human industry.

As the astrophysicist Hubert Reeves pointed out: “We are on war against nature. But if we win that war, we are lost”.

What we have forgotten, is that we depend on nature. “Every breath you take, every move you make” (no, I will not sing it like Sting), depends on the ability of plants to transform the energy from the sun into some sugars and proteins you can digest, and oxygen you can breathe.

But plants depend on insects for pollination, and on earth worms for the formation of the soil. Insects and worms depends on bacteria’s, they nest in their digesting system, to extracts the nutrients they need. And so on. Every single organism on this earth depends on myriads of other organisms. And we make no exception. We nest, in our body, 1.000 more microbial cells than human cells. This is about 2.5 kg in average. We could not breathe, digest, preserve our integrity and protect ourselves from pathogens without these tiny helpers. When we consider this, and think about all the implications, it can lead to a radical change in the way we consider ourselves in the world. If you have so far considered yourself as an individual, maybe a part of a community or an ecosystem, think about it. You are not an individual. You are an ecosystem. Whenever you want it or not, you are not alone, and will never be.

This is what we are: a sum of complex systems of interactions and interdependencies, ourselves being in interaction with other complex systems of interactions and independencies.

WOW!  Put this way, the world seems much more complex than we ever thought it was. And, yes, indeed it is. And this is great news.

This is great news because, in complex systems, magic happens. Magic, here, in more scientifically sound terms, is called emergence. This property of complex systems means, basically, that a system is more than the sum of its parts. Great news: you can ask for more! This opens the gates for future innovations in so many fields: agriculture, industry, education, local governance, etc.

Nature tells us that we all interact and cooperate in complex systems of interdependencies. That all living organisms are playing a role in dynamic coevolution processes, building resilience and adapting to changes.

There is a great lesson to take in consideration here.

Why not, taking this new vision in consideration, invent an agriculture that will not fight against nature, but play with it? An agriculture that will not “degrade” our environment, but “agrade” it, improving the soils, cleaning the water, storing carbon and creating spaces and opportunities for biodiversity. This agriculture is already here. It is called “permaculture”.

Why not invent an economy that will agrade the environment, by not only offsetting its negative externalities but also by providing positive externalities? An economy inspired by nature, compatible with life principles, relying on cooperation and collective intelligence, preserving the common goods and giving everyone his share? This economy is on its way. I’ve called it “permaeconomy”.

Don’t stop your imagination here. Why not imagine cities, local communities and education systems based on the same principles?

Don’t misunderstand me: I’m not talking about a nostalgia for a “golden age” from the past. This is the opposite: this is a radically new way to consider innovation. Not only technical innovation, even if this one has also a role to play of course, but also “immaterial innovation”: innovation in processes, in organizations, in cooperation, in governance, in management.

You may think that I’m an utopist, but I’m not. Everything I’m talking about has already been experienced, with success, somewhere in the world. Time may sound hard through the lenses of the mass medias, but there is a silent revolution on its way. The next move we need is a change of scale.

And our role, for us teachers, is to prepare our students for this world. We must build knowledge, boost confidence, open minds and imaginations, provide the right lenses to understand complexity, teach to cooperate.

It sounds like a tough job. But can you think about a more stimulating challenge?

Thank you very much.

 

Réalité diminuée

Madeleine Renaud disait « les oiseaux sont les derniers animaux sauvages que l’on peut voir facilement ».

Mais pour combien de temps encore ?

Nous vivons dans un moment bien particulier : 26 ans après le sommet de la terre à Rio, plus de 30 ans après l’apparition de l’expression « développement durable », 55 ans (!) après la publication de « Silent spring », par Rachel Carlson, il est à nouveau question d’un printemps silencieux.

Semaine après semaine, des travaux scientifiques rigoureusement validés nous confirment ce que nous savons déjà. 50 % des populations de vertébrés sauvages ont disparu de la surface de la terre en 50 ans. Les populations d’insectes volants, parmi lesquels les pollinisateurs, ont été divisé par 4 en 40 ans. La disparition des oiseaux, mêmes des espèces autrefois les plus communes, s’accélère sans cesse. Et les océans qui se vident sous les coups de butoir de la surpêche, des pollutions chimiques et sonores, de l’artificialisation du littoral et de l’acidification.

Nous vivons dans un moment où la biodiversité, entendez par là l’ensemble des formes de vie sur terre ; la vie à tous ses niveaux d’expressions, des gènes aux écosystèmes en passant par les espèces ; et, ce qui est peut-être l’essentiel, leurs interrelations entre elles et avec nous ; cette biodiversité donc, qui disparaît, qui s’effondre sous nos yeux indifférents, à un rythme 1000 fois supérieur au rythme naturel d’extinction des espèces.

Ce monde-là, que nous avons déjà presque oublié avant d’en avoir fait le deuil, tant nous « zappons » à travers un flot continu d’informations désordonnées, tant nous avons tout fait pour ériger des barrières mentales et technologiques entre lui et nous, s’efface.

Et c’est, avec lui, une part de nous-même, de notre culture, de notre capacité empathique, de notre humanité qui s’estompe peu à peu.

Il est paradoxal de constater qu’au moment même où nous parlons de plus en plus de « réalité augmentée », que ce soit dans le monde des loisirs ou des applications professionnelles, nous sommes en fait confrontés, chaque jour qui passe, à un monde qui s’appauvri, et qu’il conviendrait plutôt de prendre conscience que nous nous habituons, sans vraiment réagir, à ce qu’il faut bien appeler une « réalité diminuée ».

Notre monde ressemble de plus en plus à celui qui décrivait Philip K. Dick dans son roman « Les androïdes rêvent-il de moutons électriques », qui allait donner « Blade Runner » au cinéma. Derrière l’apparence d’un roman de science-fiction, ce livre est en fait le premier ouvrage grand public sur l’empathie. Ce que Philip K. Dick y décrit, c’est un monde dans lequel les humains, désemparés, perdus, vivent sans aucun contact avec d’autres espèces que la nôtre. Un monde dans lequel les repères sont estompés. Un monde dans lequel vivre en humain est désormais un défi presque impossible, puisqu’il n’y a plus de non-humains.

Il est aussi temps de relire, avec le recul dont nous disposons aujourd’hui, cet autre texte prémonitoire qu’est la « Lettre à l’éléphant», de Romain Gary. Face aux défis que représentent, entre autres, la montée des extrêmes xénophobes, la radicalisation et les tentations complotistes, il est indispensable de renforcer notre capacité à accepter la différence, la tolérance, le respect, le fameux « vivre ensemble » et l’empathie. Or, cette tâche nous sera de plus en plus difficile à mesure que notre espèce sera de moins en moins entourées d’autres espèces, des plus charismatiques et « sympathiques » aux plus étranges ou dérangeantes. Or, ces vertus-là sont essentielles. Elles sont le socle qui fonde tout engagement. Elles sont ce dont nous aurons le plus besoin pour ce grand voyage vers un monde inconnu, dont chaque jour qui passe nous rapproche.

Le Permanagement

Note : C’est un article important que je relaie aujourd’hui, avec l’autorisation de son auteur, Guillaume Pérocheau, enseignant chercheur à Aix-Marseille Université. En proposant une remise à plat des 4 mythes fondateurs du management, il ouvre des perspectives absolument passionnantes. Je n’en dit pas plus et vous laisse lire. Comptez sur moi pour y revenir bientôt. 

L’échec du Management

Depuis les années 50 nous sommes entrés dans l’ère géologique dite de l’Anthropocène, une ère dans laquelle l’activité humaine est la principale force géologique (Crutzen 2002; Steffen et al. 2007). Or il s’agit d’une Anthropocène péjorative : l’extinction des espèces est 100 fois plus rapide que dans l’ère précédente (Leakey 1996), et désormais, chaque année, le suicide fait plus de morts que l’ensemble des guerres sur la planète (Anon n.d.). Si l’activité humaine est la cause de cette Anthropocène, c’est donc qu’il faut revoir notre vision même de ce qu’est l’activité collective des hommes. Or, le paradigme dominant en ce domaine est le management, dont les mythes et récits gouvernent l’activité dans des millions d’entreprises, commerces, prisons, hôpitaux, universités, ONG à travers le monde depuis presque un siècle. Pour vivre un autre anthropocène, une autre ère de l’homme, nous devons donc faire un changement complet de paradigme en matière de management, de gestion, d’organisation.

Pour construire un pont, faire rouler des trains, soigner des patients dans un hôpital, explorer des fonds marins, faire de la recherche, nourrir les hommes, s’amuser, il faut bien se coordonner, se rencontrer, se donner des cadres, avoir un minimum de planification, il faut aussi échanger. Or, depuis le début de la révolution industrielle, nous avons inventé un ensemble de règles, de pratiques, de récits, de concepts, pour orchestrer l’activité collective. Cet ensemble polymorphe, que nous désignons du mot valise « Management », s’appuie selon nous sur 4 mythes fondateurs :

Les 4 mythes fondateurs du Management

  • Le premier mythe, imposé par les économistes, c’est que l’activité collective a comme but principal de satisfaire des agents économiques rationnels (Smith 1776),
  • Le second mythe, issu de l’impérialisme des grandes nations, est que pour croître, on doit, on peut exploiter des ressources naturelles (Zimmerer 2001),
  • Le troisième mythe, issu des sciences de gestion, est que nous avons besoin de règles et de pratiques pour améliorer la performance des organisations (voir … n’importe quel manuel de Management).
  • Et le quatrième mythe, issu de la politique, est que l’arrière-plan de l’activité collective, c’est la guerre économique perpétuelle (Colin 2012).

Ces 4 assertions sont des mythes, en ce sens qu’elles sont des affirmations auto-réalisatrices (Merton 1948), ancrées dans une vision du monde (une ontologie) dualiste. Dualiste, parce qu’elle sépare l’homme de la nature, le corps de la pensée, le Nord du Sud, le client du fournisseur, etc.

Nous proposons ici une alternative, le concept du permanagement, qui décrit un ensemble de principes et d’outils pour repenser l’activité collective, en renversant en profondeur ces quatre mythes pour tenter de construire un Anthropocène heureux. Il s’agit d’un néologisme entre Management et Permaculture. Le préfixe »perma » renvoie également à la permission (que l’on donne, que l’on reçoit, celle d’être libre) et à la perméabilité, qui est une autre manifestation de l’interdépendance.

Le Permanagement dans un monde non-dual

Nous ancrons le permanagement dans une vision non-dual du monde,(Hanh 1988; Besel 2011; Latour 1999) dans laquelle nous comprenons qu’une femme, un homme, un plant de vigne, une entreprise, un pont, un syndicat, un allemand et un indonésien sont interdépendants les uns des autres, et sont des processus en transformation perpétuelle. D’ailleurs cette ontologie non-duale s’impose d’elle-même dans l’Anthropocène, puisque dans cette ère géologique nous savons que la façon dont je mange à Toulon ou dont tu te déplaces à Dijon, aura un impact direct sur les conditions de vie d’un mineur en Afrique, ou sur le devenir de la grande barrière de Corail. Ce n’est donc pas tant une posture politique ou philosophique que le simple ré-alignement avec la nature réelle du monde.

Le schéma du permanagement présenté ci-dessous s’inspire visuellement de la notion japonaise de l’Ikigaï, et aussi de certaines représentations faites du développement durable, en y ajoutant la dimension « s’organiser ».

Aux intersections de ces cercles, apparaissent les notions de Liberté, de responsabilité, d’équité et de durabilité, qui seront commentées par ailleurs.

Satisfaire Homo Economicus => A) Rencontrer des êtres Vivants

Le premier changement de paradigme concerne la notion d’Homo Economicus. L’idée que les hommes au travail, les hommes consommateurs, sont avant tout des agents économiques rationnels faisant des choix rationnels, dans le but de maximiser leur satisfaction personnelle, cette idée reste encore très profondément ancrée dans nos façons de voir les humains (Anderson 2000). Ce concept d’Homo Economicus, projette l’image d’un humain seul, séparé des autres humains et séparé du monde, tentant de satisfaire ses besoins. Et c’est cet être là, insatisfait et égoïste, que le management tente habituellement au mieux de servir ou d’éduquer, de motiver, de contrôler et au pire de manipuler .

Dans le permanangement, nous défendons l’idée de rencontrer des êtres vivants. L’enjeu de la vie, l’enjeu de la vie en société, du travail, de la vie collective, c’est d’aller à la rencontre de l’immense complexité des êtres vivants que nous croisons chaque jour. A commencer par aller à la rencontre de nous-même, de ce qui nous anime. Les humains ont des émotions , un passé, des habitudes, une culture, une langue, un réseau, des rêves, et éventuellement, une inclination profonde à contribuer, à prendre soin (Böckler et al. 2016; Batson 2011; Singer et al. n.d.; Ricard 2013) L’humain que nous décrivent d’autres branches des sciences sociales, comme l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, les neurosciences, l’histoire, la littérature, est un être infiniment plus riche et plus complexe que cette vision réductrice d’un homme agent économique.

De plus, l’humain n’est pas le seul être vivant sur cette planète, et dans son activité et ce depuis la nuit des temps, il est accompagné par des animaux et des plantes avec qui il vit en osmose, et sans lesquels aucune vie n’est possible. Ces êtres vivants là aussi, nous souhaitons les rencontrer.

Améliorer la performance des Organisations => B) S’organiser en Harmonie

Le deuxième changement de paradigme concerne notre approche de l’activité collective. Lorsque nous manageons notre activité, nous souhaitons avant tout améliorer la performance de nos organisations. Nous travaillons pour le bien d’une entité abstraite, une personne morale, nous la réifions, nous pensons qu’elle a une culture, une autonomie, nous prenons soin de sa structure, de ses processus, de son image, de ses frontières. Nous feignons de croire que nos organisations sont permanentes, et nous souffrons lorsque nous devons les adapter, les modifier, les quitter (Weick 2012).

Dans le permanagement ce n’est pas la performance qui est le but ultime mais c’est l’harmonie. La performance, la structure, les processus, l’image, ne sont là que pour favoriser l’harmonie entre des femmes et des hommes qui souhaitent se coordonner dans le travail. On ne met pas l’accent sur une organisation réifiée, mais sur le verbe s’organiser(Weick et al. 2005). Une entreprise est un processus, une transformation, le résultat des efforts combinés, une flamme. C’est plus un verbe, une action en train de se faire (une entreprise), qu’un substantif, un objet. Nous préférons participer à une entreprise plutôt que de travailler dans une boîte. Entreprendre, c’est prendre ensemble.

Lutter dans la Guerre économique => C) Echanger dans la Paix Economique

Le troisième changement de paradigme concerne le mythe de la compétition. En Occident et dans une grande partie de l’Orient, les guerres chaudes, armées contre armées, ont à peu près disparu. Mais elles ont été remplacées par un climat perpétuel de guerre économique(Colin 2012). Chaque année, ces guerres font des milliers de morts, morts de stress, de maladies chroniques, de pollution, de dépressions. Cette lutte incessante se propage à tous les niveaux. C’est la compétition entre les États-nations, entre les économies, entre les continents, les cultures, les sexes, les entreprises, les employés, les équipes de sports, les partis, les pour et les contre. Nous créons systématiquement 2 camps, 2 antagonismes, une dualité, attachés que nous sommes au mythe de la compétition (Kohn 1986). Mais tôt ou tard, la compétition mène à la violence. Et en attendant, il n’y a presque pas de discours sur un possible après-guerre.

Le permanagement veut porter un discours de paix économique (Duymedjian & Huissoud 2012). L’activité collective n’a pas comme objectif d’être en lutte et de gagner le combat contre les autres. Son horizon est de créer, d’échanger et de partager des ressources, des connaissances, de la nourriture, des jeux, des loisirs, pour le plus grand nombre, et en respectant la place de chacune et de chacun, animaux et écosystèmes y compris. Nous parlons volontairement d’échanger parce que l’échange commence souvent par le don et que le don est à la base de toutes les sociétés humaines (MAUSS n.d.; Alter 2009).

Exploiter des ressources naturelles => D) Prendre soin de Terre-Mère

Le quatrième changement de paradigme que nous proposons concerne notre relation au monde. Dans une vision traditionnelle dualiste, le monde et en particulier le monde naturel, apparaît comme un décor pour l’activité humaine (au mieux) ou une possession de l’homme (au pire). Il y a une séparation, une grande fracture, entre l’homme et la nature(Oelschlaeger 2007; Goldman & Schurman 2000). Dans les racines du management, né au 19ème, dans une période ou la terre semblait infinie, philosophiquement encore plate, la nature est un stock de ressources naturelles que l’on peut exploiter et transformer.

Dans le permanagement, nous comprenons que les êtres humains sont une partie de la nature. Nous sommes de la poussière d’étoiles, mais bien plus encore nous sommes la poussière de la planète Terre : nous en venons et nous y retournons. Un être vivant n’est que l’expression temporaire d’une possibilité de la planète. Dans nos actions collectives, lorsqu’elles sont faites avec cette conscience-là, notre plus belle motivation est de prendre soin de notre Terre-mère, c’est à dire de prendre soin de nous-mêmes, et de nos enfants(Rabhi 2012; Latour 2013).

Au final, le permanagement c’est d’aller à la rencontre d’êtres vivants pour s’organiser en harmonie afin d’échanger dans la paix économique en prenant soin de la terre mère.

La suite ?

Dans notre schéma, et pour insister sur notre ontologie non dualiste, les quatre cercles se chevauchent, et désignent d’autres territoires. Dans un prochain article, nous reviendrons sur ce qui se joue sur ces intersections, qui suggèrent d’autres retournements de postures, d’autres remises en cause des principes canoniques d’un monde managé :

  • Libre, vient adoucir le contrôle
  • Equitable, vient assouplir la compétition
  • Durable, vient remplace l’accaparation
  • Responsable, vient questionner la consommation

(A suivre)

Vous pouvez citer cet article en utilsant ce DOI10.13140/RG.2.2.12850.50889

Vous pouvez réutiliser le Schéma librement, c’est un Commun en Creative Commons

Article publié initialement ici : https://www.linkedin.com/pulse/le-permanagement-guillaume-p%C3%A9rocheau/

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Présentation officielle de « Permaéconomie » en Chine

C’est hier, mercredi 20 septembre, qu’a eu lieu à Pékin, au siège de la Fédération Littéraire et Artistique de Chine, la conférence de lancement de la collection « Développement en vert » par les éditions CLAP (China Litterature and Art Publishing). Cérémonie très protocolaire en présence de nombreux dignitaire, de la presse, de représentants de la jeunesse, de Monsieur Jean-Baptiste Main de Boissière, Ministre Conseiller de l’Ambassade de France en Chine et de Madame Delphine Halgand, attachée culturelle au service livre et débat d’idées.

Cette nouvelle collection et l’aboutissement d’un ambitieux et audacieux projet, porté par Mme Delphine Halgand, qui consiste en la publication, en Chine, de 40 ouvrages sur l’environnement écrits par des auteurs français.

Il s’agit d’une première pour ce pays en pleine transformation, largement confronté à la crise écologique. Les 3 premiers ouvrages publiés dans cette collection sont « Osons », de Nicolas Hulot, ainsi que « L’économie expliquée aux humains » et « Permaéconomie ». Les sorties des autres ouvrages (dont des livres de Michel Serre, Bruno Latour, Jean-Marc Jancovici, Pierre Rabhi, Jean Jouzel, Pascal Canfin, Baptiste Morizot, Corrine Pelluchon, Geneviève Ferrone et bien d’autres) seront étalées d’ici à janvier 2018.

Cette conférence a aussi été pour moi l’occasion d’avoir le plaisir de retrouver Hu Yu, que j’avais connue comme interprète en 2017 et qui a traduit « Permaéconomie », et de faire la connaissance de Min Wang, qui a traduit « L’économie expliquée aux humains ».

Avec Min Wang (à gauche sur la photo) et Hu Yu, traductrices de « L’économie expliquée aux humains » et « Permaéconomie »

J’ai été invité à représenter les auteurs français lors de cette conférence et à y faire une allocution, dont vous pourrez retrouver le texte en fin de cet article.

La conférence officielle de lancement de cette nouvelle collection a été suivie d’une conférence publique à l’université de BEIDA, sur le thème du biomimétisme appliqué au développement urbain : « A quoi ressemblerait une ville bioinspirée faisant une place à tous ? ».

Source et article (en chinois) : http://econ.pku.edu.cn/displaynews.php?id=103414

Ci-dessous le texte de mon allocution à l’occasion de cette cérémonie :

Mesdames et messieurs,

Nous sommes à un moment étrange de l’histoire de l’humanité. Alors que les ressources naturelles s’épuisent, que le dérèglement climatique s’emballe, que les espèces vivantes qui composent la symphonie de la biodiversité disparaissent à un rythme effrayant, il semble, paradoxalement, que ce dont nous risquons de manquer en premier n’est pas d’ordre matériel mais bien immatériel : la confiance.

Jacques Weber[1], un économiste et anthropologue français, avait coutume de dire que la pauvreté n’est pas qu’une question d’argent. Être pauvre, c’est avant tout être dans l’incapacité d’agir sur son futur. Il ajoutait que la misère, c’est être dans l’incapacité d’agir sur son présent. Pauvreté, misère : plus qu’une question pécuniaire, c’est une question de maîtrise, de rapport au temps. De même, la question du développement, même si je préfère pour ma part employer le terme de prospérité, est indissociable de notre rapport au temps et de la confiance. De la confiance en nous, de la confiance entre nous, les uns envers les autres, de la confiance en l’avenir. Car la prospérité, c’est avant tout, et bien au delà d’une question pécuniaire, notre capacité à envisager l’avenir. Pro spero, en grec ancien : se projeter en avant. La prospérité, c’est notre capacité à préparer, ensemble, un avenir souhaitable. Investir, faire des projets, éduquer ses enfants, diffuser les connaissances, c’est préparer l’avenir.

Notre époque n’est pas avare de paradoxes, dont celui-ci : jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons accumulé autant de ressources matérielles et de moyens techniques. Jamais nous n’avons eu un accès aussi aisé à l’énergie et aux ressources vitales. Et pourtant, jamais nous n’avons eu aussi peu confiance : en l’avenir, les uns envers les autres, en nous-mêmes.

Est-ce parce que nous avons peur que cela ne dure pas ?

Car il y a cet autre paradoxe : si nous manquons de confiance, nous ne manquons pas non plus d’arrogance. C’est même, peut d’être, en totale contradiction avec ce que je viens de dire, aussi d’un excès de confiance, notamment dans notre technologie, que nous souffrons. Nous avons voulu nous rendre, selon l’expression de Descartes, « comme maître et possesseur de la nature ». Nous avons voulu domestiquer le vivant, réguler le climat, endiguer les cours d’eaux, détourner les fleuves de leur cours naturel, canaliser la nature.

Souffrons-nous alors d’un excès de confiance ou au contraire d’un déficit de confiance ? Et si nous étions, en fait, tiraillés en permanence entre excès et manque, sans parvenir jusqu’ici à trouver le juste équilibre. Et si c’était justement d’un nouveau regard sur la nature, sur le vivant et sa dynamique d’évolution dont nous avions le plus besoin ? Et si ce nouveau regard, cette nouvelle harmonie, nous permettait de retrouver plus de confiance en nous, un peu plus de confiance en l’avenir ?

Bien sûr, en attendant, les raisons de s’inquiéter ne manquent pas.

Le climat s’emballe. Nous en ressentons les effets tous les jours. La fréquence, mais aussi la brutalité des événements climatiques extrêmes comme les cyclones, les inondations, les sécheresses ne font que s’amplifier, causant chaque année plus de dégâts et faisant chaque année plus de victimes.

Les sols s’érodent. Les nutriments qu’ils avaient accumulés pendant des dizaines de millier d’années s’en vont, sous l’effet de l’artificialisation, du labour intense, de la déforestation et de pratiques agricoles inadaptées. Ils s’en vont, lessivés par les pluies, balayés par le vent, et rejoignent, hélas, les fleuves, lacs et océans où, en surabondance, ils provoquent un autre drame : l’eutrophisation. L’excès de nutriments, notamment d’azote et de phosphore, provoque un effondrement des écosystèmes humides qui peut aller jusqu’à leur stérilisation.

Le carbone, que nous rejetons massivement dans l’atmosphère depuis le début de l’ère industrielle, ne fait pas que bouleverser le climat. Absorbé par les océans, il provoque leur acidification. Alors que la composition chimique de l’océan était stable depuis des centaines de millions d’années, cette brutale acidification perturbe le développement du plancton, la base de toutes les chaînes alimentaires. Ce plancton qui joue aussi un rôle majeur dans l’absorption du CO2 par les océans. La boucle est bouclée. Le changement climatique est désormais un phénomène autoalimenté.

La biodiversité, dont nous dépendons pour chacun de nos besoins les plus élémentaires, comme boire, manger ou respirer, s’effondre, sous nos yeux, à un rythme sans précédant non seulement dans l’histoire de l’humanité, mais aussi dans l’histoire du vivant. Or, la biodiversité, c’est aussi, au delà de sa valeur intrinsèque, éthique, esthétique  et philosophique, notre assurance vie pour l’avenir. Notre santé. Notre allié dans la lutte contre le changement climatique et la modération de ses effets.

Je ne détaillerai pas, pour éviter d’achever de vous décourager, les pollutions diverses de l’air, des eaux ou des sols, l’épuisement des ressources fossiles, les perturbations dramatiques des cycles de l’azote et du phosphore, l’accumulation d’aérosols et de particules fines en suspension dans l’atmosphère et la stratosphère, qui perturbent jusqu’à la photosynthèse, ou encore, et oui, nous en somme là, la modification de l’albédo de la surface terrestre, ce paramètre qui influe sur la régulation globale du climat.

Vous êtes inquiets ? J’en suis désolé. Mais vous avez raison. Il y a de quoi. Même si les humains, dans leur ensemble et quelque soit leur niveau de développement, devenaient écologiquement vertueux, du jour au lendemain ; même si nous arrêtions, aujourd’hui, toute émission de CO2 et de substances polluantes, les effets des rejets du passé se feraient encore sentir pendant des décennies. Le système planétaire a ses inerties. Sujet à des effets de seuil, il peut se dérégler et s’emballer, comme il a commencé à le faire, sous notre action. Et le retour à l’équilibre pourra être long.

Mais nous ne devons, en aucun cas, céder au découragement. Le pire serait, après des décennies de déni et de scepticisme qui ont freiné la mobilisation collective pourtant si nécessaire, de sombrer directement, sans passer par la case « action », dans le découragement et l’amertume.

Le monde change, à toute vitesse et dans toutes les directions. Pour le meilleur mais aussi pour le pire. Il ne tient qu’à nous de n’en garder que le meilleur et de rejeter le pire.  

Partout dans le monde, des humains, quelque soit leur genre, leur niveau d’éducation, leur position dans la société, leur âge ou leur profession, se mobilisent. Ils inventent, et cela fait plaisir à voir tant leur imagination est sans limite, de nouvelles manière de produire et de consommer. Ils inventent, et cela fait plaisir à voir tant ils sont tenaces et motivés, de nouvelles manières d’habiter les villes ou les campagnes, de nouvelles manières d’habiter le monde, de nouvelles manières d’être au monde.

Curieux, observateurs, à la fois humbles, compétents et créatifs, ils regardent autrement la nature. Ils y puisent la source de leur inspiration. Ils contemplent, observent et réfléchissent à la manière dont la vie, depuis 3,8 milliards d’année, invente, s’adapte, s’organise, structure la matière et l’information, produit, coopère.

Le biomimétisme, puisque c’est de cela qu’il s’agit, nous permet de comprendre que nous pouvons demander bien plus que des ressources physiques à la nature, car les principales richesses de la nature sont d’ordre immatérielles.

Léonard de Vinci disait à ses élèves : « Allez prendre vos leçons dans la nature, car c’est là qu’est le futur ». S’inspirer de la nature pour innover autrement, durablement, en cherchant à comprendre ce qui fait que « dans la nature, ça marche » et « pourquoi ça dure », c’est cela le biomimétisme. La nature peut-être un modèle, une source d’inspiration, mais aussi un mentor qui nous guide vers la durabilité.  

A travers le biomimétisme, nous découvrons que la nature peut être une source d’inspiration. Il est possible, sans la dégrader, d’y puiser des ressources immatérielles, des leçons, des informations, dont la valeur est au moins équivalente, voire largement supérieure, à celle des ressources matérielles que nous surexploitons aujourd’hui.

Notre agriculture, notre économie, nos villes et nos habitats seront, demain, inspirés par la nature. Sobres en énergie, neutres en carbone, notre économie et notre agriculture seront régénératrices, c’est à dire qu’elles répareront ce qui a été hier dégradé par nos excès, notre insouciance et notre négligence collective passée. Cette agriculture, cette économie, ces villes de demain seront plus résilientes, plus autonome, plus évolutives, mais aussi plus accueillantes et hospitalières, plus agréables à vivre, plus conviviales.

L’économie circulaire, par exemple, peut être définie comme une économie inspirée par le vivant, visant à découpler la création de valeur de la consommation de ressources naturelles. Elle s’oppose en cela à notre économie actuelle, linéaire dans le sens où elle épuise d’un coté les ressources pour accumuler les déchets de l’autre.

Bien plus qu’un assemblage de « recettes » et de solutions techniques visant à recycler ou à réduire les déchets, l’économie circulaire doit relever d’une véritable stratégie. Elle est l’occasion d’inventer de nouveaux modèles de valeurs, de nouveaux modèles économiques, de nouveaux modes de production et d’organisation des flux. Ce sont les innovations immatérielles, plus encore que l’innovation technologique, qui conditionneront le succès de l’économie circulaire. Il s’agit d’apprendre à mieux coopérer, à créer et entretenir les conditions de la confiance, à organiser autrement les filières et les modes de production. Il s’agit d’inventer de nouveaux modes de relations entre clients et fournisseurs, entre producteurs et consommateurs. Il s’agit enfin de penser autrement l’aménagement des territoires pour renforcer leur résilience.

Cette nouvelle économie, je l’appelle « permaéconomie » pour sa capacité à créer d’elle même les conditions de sa propre pérennité, comme la permaculture répare, restaure et entretien la fertilité des sols. Son succès repose sur une nouvelle manière, pour les humains, d’envisager leur rapport au monde, notamment au monde vivant non humain et à la nature dans son ensemble.

Et pour cela, il nous faudra peut-être renoncer à certaines certitudes. En 1637, dans « Le discours de la méthode », René Descartes invitait l’humanité à se « rendre comme maître et possesseur de la nature ». Mais l’enjeu est-il encore, aujourd’hui, de chercher, en mobilisant toutes les ressources de la raison, du savoir et de la technique, à nous extraire de la nature, à nous couper du reste du vivant ? N’est-il pas plutôt de comprendre que notre avenir repose pour l’essentiel sur des processus naturels que nous ne maîtrisons pas ? N’est-il pas temps de renoncer à nos illusions passées pour accepter enfin la réalité telle qu’elle est : complexe, spontanée, émergente, imprévisible ? N’est-il pas temps de nous réconcilier avec la nature, de faire la paix avec le vivant, plutôt que de nous épuiser à lui mener un combat sans issue ? Cette perspective de paix et d’harmonie nouvelle n’est-elle pas autrement plus satisfaisante que toutes les conquêtes éphémères et illusoires ?

Changer notre regard sur la nature, c’est comprendre que nous en dépendons. C’est accepter que nous n’en sommes pas séparés et que, malgré tous nos efforts, nous n’en serons jamais ni maîtres ni possesseurs. Cette vision de la vie va changer notre façon de penser et d’envisager l’avenir. Loin d’être un renoncement, elle pourrait bien amorcer une nouvelle phase, plus harmonieuse, plus joueuse peut-être, de l’histoire humaine. Elle nous inviterait à adopter une nouvelle posture, qui s’apparenterait plus à celle d’un surfeur, humble et agile sur la crête de la vague, qu’à celle d’un bulldozer, à la puissance factice et finalement dérisoire quand les éléments finissent par se déchaîner.

Nous devons apprendre à vivre en symbiose avec la nature. Et la bonne nouvelle, c’est que nous avons déjà commencé. Chaque jour qui passe, des initiatives se déploient un peu partout à la surface de la terre, à travers ces paysans qui inventent une nouvelle agriculture, ces entrepreneurs qui inventent une nouvelle économie, ces consommateurs qui inventent d’autres formes de coopération, ces citoyens qui inventent d’autres formes de solidarité. Chaque jour qui passe, nous devenons un petit peu plus des « symbiotes » plutôt que des guerriers conquérants. Nous progressons.

Nous aspirons tous au bonheur, à plus d’harmonie, à plus de sens dans nos vies professionnelles. Nous souhaitons tous léguer à nos enfants des conditions de vie au moins aussi bonnes, voire meilleures que celles dont nous avons bénéficié pour nous. Certes, les défis sont immenses, mais jamais nous n’avons eu autant d’opportunités d’agir, autant d’occasions d’influer chacun, là où nous sommes, sur l’avenir du monde. Que faire alors ? Par où commencer ? Et s’il s’agissait simplement, et avant tout, de reprendre confiance en nous, d’accepter la réalité au lieu de la fuir, d’apprendre les uns des autres en nous écoutant avec bienveillance et en partageant nos savoirs et nos expériences, de mieux coopérer ? Et si, après tout, construire ce nouveau monde c’était déjà une façon d’y vivre, dès aujourd’hui ? Et si, être acteur du changement, c’était déjà une manière de le vivre ?

N’attendons pas demain pour agir. Car ce nouveau monde est déjà là, bien vivant. Nous en sommes les ferments. N’y a t-il pas là une perspective réellement enthousiasmante ?

Emmanuel Delannoy, Pékin, 20 septembre 2017

[1] Jacques Weber (1946 – 2014) est un anthropologue et économiste français, spécialiste de la biodiversité et de la gestion des ressources naturelles.

Quand Usbek & Rica parlent de permaéconomie

A l’occasion du salon « Biomim’Expo« , qui c’est tenu au CEEBIOS, à Senlis, les 29 et 30 juin, j’ai été interviewé par Vincent Lucchese, du magazine « Usbek & Rica ». On y parle d’effondrement, de décroissance, mais aussi et surtout d’innovation sociales, de coopération, d’exaptation et, bien sûr, d’économie écologique.

C’est à lire ici :

https://usbeketrica.com/article/le-cout-humain-de-l-effondrement-sera-dramatique