Ancre de Chine

Pékin, Shanghai, Canton, Shenzhen, Chengdu, Hangzhou. Ville après ville, les mêmes avenues commerçantes, les mêmes « mall », les mêmes boutiques de luxes. Pour le voyageur qui, lorsqu’il est en France, se tient volontiers à l’écart de ces endroits, la Chine semble être devenue un gigantesque centre commercial. Vision subjective et biaisée, bien sûr. Je n’aurais vu que quelques quartiers de quelques grandes villes. La Chine est riche de fabuleux trésors naturels que je n’aurais hélas pas eu le temps de contempler. Mais cette expérience subjective, c’est aussi, en partie, la Chine d’aujourd’hui.

Les écrans publicitaires vidéo, sonorisés, se glissent dans les moindres interstices de l’espace public. Le soir venu, des écrans lumineux géants, de la taille des immeubles, créent une ambiance proche de celle du film « Blade runner ». La saturation des sens due à cette profusion d’images animées, de sons, de musiques, de messages publicitaires auxquels je ne comprends rien provoque en moi une sorte d’écœurement, comme une pâtisserie trop sucrée qui, saturant nos papilles, déclenche une sensation de satiété proche du dégoût. Cela ne semble pas être le cas des chinois que je croise. Ils prennent visiblement plaisir à cette immersion sensorielle. Ils donnent l’impression de se ruer sur la consommation de masse et de luxe comme un être assoiffé se précipiterait avidement sur la première source d’eau potable.

Venu parler ici d’une économie réconciliée avec le vivant, de villes inspirées par la nature qui (re)feraient une place à la biodiversité, je m’interroge, en ce soir où j’erre dans le centre de Chengdu. Où est-elle, la nature ? Est-elle dans le cœur des passants ? Est-elle encore seulement dans leurs rêves ? Je croise des regards, des sourires. Me sont-ils adressés ? Ou est-ce ce promeneur solitaire, contemplatif et rêveur, qui prête à sourire tant il semble incongru à flâner ici sans rien acheter ?

Soudain, le chant d’un grillon se fait entendre, émergeant au milieu des publicités sonores, des sonneries de téléphone et des bruits de moteurs. Incrédule, je m’approche. C’est bien un grillon. Un maigre parterre de plantes ornementales lui sert d’habitat. De toutes ses forces, il semble murmurer à notre conscience. Se faisant porte parole d’une nature si discrète en ce lieu, il nous parle. « Je suis là » dit-il. « Vous êtes ce que je suis ». « Ni maîtres, ni possesseurs, vous êtes ce que nous sommes : vivants ».

Cette expérience, visuelle et sonore, cette « rencontre », me plonge dans un abîme de pensées. Même dans ce monde « dickien », il reste quelque chose de la nature. Et le peu qu’il reste peut suffire à nous submerger d’émotion. Un peu comme ce personnage du roman « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques », bouleversé après avoir aperçu une simple araignée dans l’escalier d’un immeuble désaffecté. Le premier véritable animal vivant qu’il ait vu depuis des années, de toute sa vie peut-être.

Cette expérience, cette « rencontre », restera dans ma mémoire comme un moment étrange, magique, révélateur aussi, au milieu d’un séjour en Chine d’une richesse humaine incroyable.

Les défis écologiques et sociaux sont immenses, en Chine comme ailleurs. Et les raisons d’espérer sont, ici comme ailleurs, dans les espoirs et les initiatives des femmes et des hommes. J’ai ressenti, en particuliers chez les jeunes, venus très nombreux à mes conférences, une attente et une envie d’agir extraordinaire. J’ai fait ici de très belles rencontres, et il serait impossible de les citer tous.

Mais comment oublier cet échange que j’ai pu avoir avec Mme ZHANG Shiqiu à l’Institut français de Pékin, sur le chemin qui nous reste à parcourir, en ces deux points du monde si différents que sont la France et la Chine, vers une économie écologique et solidaire. Sur le sens même des mots, comme celui qui en chinois désigne l’écologie, regroupant les caractères « vie » et « relation ». Comment ne pas penser à Robert Barbault qui disait que l’écologie est la plus belle des sciences, car c’est celle qui étudie les relations entre les êtres vivants.

Comment oublier cette rencontre à Canton avec des jeunes étudiants en langues, mais aussi en design, en économie ou en architecture, et leur avidité à en savoir plus sur le champs des possibles pour mettre en œuvre, chacun dans leur domaine, la permaéconomie ?

Comment oublier ce dialogue avec M. NAN Zhaoxu, éditeur, auteur et naturaliste chevronné, qui mobilise des centaines de bénévoles pour inventorier et préserver la très riche biodiversité de Shenzhen, et n’hésite pas pour cela à s’opposer – avec succès – à de vastes projets immobiliers.

Comment oublier M. Shikun LU, qui a ouvert la première école Freinet en Chine, mettant en application des principes proches de ceux de la permaéconomie pour l’éducation des enfants à la curiosité, à la coopération, à l’interdisciplinarité et à l’expérimentation ?

Il y a ceux qui auront rendu ces rencontres possibles, que je voudrai remercier. Il y a ces regards, ces mains qui se lèvent, ces questions, ces lumières qui s’allument dans les yeux, ces rêves qui s’éveillent, que je n’oublierai pas. Une part de moi restera ancrée ici, où je vous ai connus.

Et puis il y eu toi, l’improbable grillon de Chengdu.

Alors, en plus de tous les humains que j’ai rencontré ici, en plus de ces échanges et ces conversations d’une richesse inouïe que j’ai pu avoir en préparant ces conférences, en les donnant ou lors des rencontres informelles qui les ont suivies, je voudrais te dire, à toi aussi cher grillon, merci.

Grillon, cher grillon. Discrète persistance d’un monde oublié auquel nous appartenons tous, toi et nous.

Grillon, cher grillon. Bien plus qu’une survivance du passé, tu es la promesse d’une résurgence, d’une renaissance.

Grillon, cher grillon, tu nous invites à larguer les amarres qui nous relient encore à ce vieux monde qui se meurt pour jeter l’ancre sur les rivages d’un nouveau monde.

Présentation officielle de « Permaéconomie » en Chine

C’est hier, mercredi 20 septembre, qu’a eu lieu à Pékin, au siège de la Fédération Littéraire et Artistique de Chine, la conférence de lancement de la collection « Développement en vert » par les éditions CLAP (China Litterature and Art Publishing). Cérémonie très protocolaire en présence de nombreux dignitaire, de la presse, de représentants de la jeunesse, de Monsieur Jean-Baptiste Main de Boissière, Ministre Conseiller de l’Ambassade de France en Chine et de Madame Delphine Halgand, attachée culturelle au service livre et débat d’idées.

Cette nouvelle collection et l’aboutissement d’un ambitieux et audacieux projet, porté par Mme Delphine Halgand, qui consiste en la publication, en Chine, de 40 ouvrages sur l’environnement écrits par des auteurs français.

Il s’agit d’une première pour ce pays en pleine transformation, largement confronté à la crise écologique. Les 3 premiers ouvrages publiés dans cette collection sont « Osons », de Nicolas Hulot, ainsi que « L’économie expliquée aux humains » et « Permaéconomie ». Les sorties des autres ouvrages (dont des livres de Michel Serre, Bruno Latour, Jean-Marc Jancovici, Pierre Rabhi, Jean Jouzel, Pascal Canfin, Baptiste Morizot, Corrine Pelluchon, Geneviève Ferrone et bien d’autres) seront étalées d’ici à janvier 2018.

Cette conférence a aussi été pour moi l’occasion d’avoir le plaisir de retrouver Hu Yu, que j’avais connue comme interprète en 2017 et qui a traduit « Permaéconomie », et de faire la connaissance de Min Wang, qui a traduit « L’économie expliquée aux humains ».

Avec Min Wang (à gauche sur la photo) et Hu Yu, traductrices de « L’économie expliquée aux humains » et « Permaéconomie »

J’ai été invité à représenter les auteurs français lors de cette conférence et à y faire une allocution, dont vous pourrez retrouver le texte en fin de cet article.

La conférence officielle de lancement de cette nouvelle collection a été suivie d’une conférence publique à l’université de BEIDA, sur le thème du biomimétisme appliqué au développement urbain : « A quoi ressemblerait une ville bioinspirée faisant une place à tous ? ».

Source et article (en chinois) : http://econ.pku.edu.cn/displaynews.php?id=103414

Ci-dessous le texte de mon allocution à l’occasion de cette cérémonie :

Mesdames et messieurs,

Nous sommes à un moment étrange de l’histoire de l’humanité. Alors que les ressources naturelles s’épuisent, que le dérèglement climatique s’emballe, que les espèces vivantes qui composent la symphonie de la biodiversité disparaissent à un rythme effrayant, il semble, paradoxalement, que ce dont nous risquons de manquer en premier n’est pas d’ordre matériel mais bien immatériel : la confiance.

Jacques Weber[1], un économiste et anthropologue français, avait coutume de dire que la pauvreté n’est pas qu’une question d’argent. Être pauvre, c’est avant tout être dans l’incapacité d’agir sur son futur. Il ajoutait que la misère, c’est être dans l’incapacité d’agir sur son présent. Pauvreté, misère : plus qu’une question pécuniaire, c’est une question de maîtrise, de rapport au temps. De même, la question du développement, même si je préfère pour ma part employer le terme de prospérité, est indissociable de notre rapport au temps et de la confiance. De la confiance en nous, de la confiance entre nous, les uns envers les autres, de la confiance en l’avenir. Car la prospérité, c’est avant tout, et bien au delà d’une question pécuniaire, notre capacité à envisager l’avenir. Pro spero, en grec ancien : se projeter en avant. La prospérité, c’est notre capacité à préparer, ensemble, un avenir souhaitable. Investir, faire des projets, éduquer ses enfants, diffuser les connaissances, c’est préparer l’avenir.

Notre époque n’est pas avare de paradoxes, dont celui-ci : jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons accumulé autant de ressources matérielles et de moyens techniques. Jamais nous n’avons eu un accès aussi aisé à l’énergie et aux ressources vitales. Et pourtant, jamais nous n’avons eu aussi peu confiance : en l’avenir, les uns envers les autres, en nous-mêmes.

Est-ce parce que nous avons peur que cela ne dure pas ?

Car il y a cet autre paradoxe : si nous manquons de confiance, nous ne manquons pas non plus d’arrogance. C’est même, peut d’être, en totale contradiction avec ce que je viens de dire, aussi d’un excès de confiance, notamment dans notre technologie, que nous souffrons. Nous avons voulu nous rendre, selon l’expression de Descartes, « comme maître et possesseur de la nature ». Nous avons voulu domestiquer le vivant, réguler le climat, endiguer les cours d’eaux, détourner les fleuves de leur cours naturel, canaliser la nature.

Souffrons-nous alors d’un excès de confiance ou au contraire d’un déficit de confiance ? Et si nous étions, en fait, tiraillés en permanence entre excès et manque, sans parvenir jusqu’ici à trouver le juste équilibre. Et si c’était justement d’un nouveau regard sur la nature, sur le vivant et sa dynamique d’évolution dont nous avions le plus besoin ? Et si ce nouveau regard, cette nouvelle harmonie, nous permettait de retrouver plus de confiance en nous, un peu plus de confiance en l’avenir ?

Bien sûr, en attendant, les raisons de s’inquiéter ne manquent pas.

Le climat s’emballe. Nous en ressentons les effets tous les jours. La fréquence, mais aussi la brutalité des événements climatiques extrêmes comme les cyclones, les inondations, les sécheresses ne font que s’amplifier, causant chaque année plus de dégâts et faisant chaque année plus de victimes.

Les sols s’érodent. Les nutriments qu’ils avaient accumulés pendant des dizaines de millier d’années s’en vont, sous l’effet de l’artificialisation, du labour intense, de la déforestation et de pratiques agricoles inadaptées. Ils s’en vont, lessivés par les pluies, balayés par le vent, et rejoignent, hélas, les fleuves, lacs et océans où, en surabondance, ils provoquent un autre drame : l’eutrophisation. L’excès de nutriments, notamment d’azote et de phosphore, provoque un effondrement des écosystèmes humides qui peut aller jusqu’à leur stérilisation.

Le carbone, que nous rejetons massivement dans l’atmosphère depuis le début de l’ère industrielle, ne fait pas que bouleverser le climat. Absorbé par les océans, il provoque leur acidification. Alors que la composition chimique de l’océan était stable depuis des centaines de millions d’années, cette brutale acidification perturbe le développement du plancton, la base de toutes les chaînes alimentaires. Ce plancton qui joue aussi un rôle majeur dans l’absorption du CO2 par les océans. La boucle est bouclée. Le changement climatique est désormais un phénomène autoalimenté.

La biodiversité, dont nous dépendons pour chacun de nos besoins les plus élémentaires, comme boire, manger ou respirer, s’effondre, sous nos yeux, à un rythme sans précédant non seulement dans l’histoire de l’humanité, mais aussi dans l’histoire du vivant. Or, la biodiversité, c’est aussi, au delà de sa valeur intrinsèque, éthique, esthétique  et philosophique, notre assurance vie pour l’avenir. Notre santé. Notre allié dans la lutte contre le changement climatique et la modération de ses effets.

Je ne détaillerai pas, pour éviter d’achever de vous décourager, les pollutions diverses de l’air, des eaux ou des sols, l’épuisement des ressources fossiles, les perturbations dramatiques des cycles de l’azote et du phosphore, l’accumulation d’aérosols et de particules fines en suspension dans l’atmosphère et la stratosphère, qui perturbent jusqu’à la photosynthèse, ou encore, et oui, nous en somme là, la modification de l’albédo de la surface terrestre, ce paramètre qui influe sur la régulation globale du climat.

Vous êtes inquiets ? J’en suis désolé. Mais vous avez raison. Il y a de quoi. Même si les humains, dans leur ensemble et quelque soit leur niveau de développement, devenaient écologiquement vertueux, du jour au lendemain ; même si nous arrêtions, aujourd’hui, toute émission de CO2 et de substances polluantes, les effets des rejets du passé se feraient encore sentir pendant des décennies. Le système planétaire a ses inerties. Sujet à des effets de seuil, il peut se dérégler et s’emballer, comme il a commencé à le faire, sous notre action. Et le retour à l’équilibre pourra être long.

Mais nous ne devons, en aucun cas, céder au découragement. Le pire serait, après des décennies de déni et de scepticisme qui ont freiné la mobilisation collective pourtant si nécessaire, de sombrer directement, sans passer par la case « action », dans le découragement et l’amertume.

Le monde change, à toute vitesse et dans toutes les directions. Pour le meilleur mais aussi pour le pire. Il ne tient qu’à nous de n’en garder que le meilleur et de rejeter le pire.  

Partout dans le monde, des humains, quelque soit leur genre, leur niveau d’éducation, leur position dans la société, leur âge ou leur profession, se mobilisent. Ils inventent, et cela fait plaisir à voir tant leur imagination est sans limite, de nouvelles manière de produire et de consommer. Ils inventent, et cela fait plaisir à voir tant ils sont tenaces et motivés, de nouvelles manières d’habiter les villes ou les campagnes, de nouvelles manières d’habiter le monde, de nouvelles manières d’être au monde.

Curieux, observateurs, à la fois humbles, compétents et créatifs, ils regardent autrement la nature. Ils y puisent la source de leur inspiration. Ils contemplent, observent et réfléchissent à la manière dont la vie, depuis 3,8 milliards d’année, invente, s’adapte, s’organise, structure la matière et l’information, produit, coopère.

Le biomimétisme, puisque c’est de cela qu’il s’agit, nous permet de comprendre que nous pouvons demander bien plus que des ressources physiques à la nature, car les principales richesses de la nature sont d’ordre immatérielles.

Léonard de Vinci disait à ses élèves : « Allez prendre vos leçons dans la nature, car c’est là qu’est le futur ». S’inspirer de la nature pour innover autrement, durablement, en cherchant à comprendre ce qui fait que « dans la nature, ça marche » et « pourquoi ça dure », c’est cela le biomimétisme. La nature peut-être un modèle, une source d’inspiration, mais aussi un mentor qui nous guide vers la durabilité.  

A travers le biomimétisme, nous découvrons que la nature peut être une source d’inspiration. Il est possible, sans la dégrader, d’y puiser des ressources immatérielles, des leçons, des informations, dont la valeur est au moins équivalente, voire largement supérieure, à celle des ressources matérielles que nous surexploitons aujourd’hui.

Notre agriculture, notre économie, nos villes et nos habitats seront, demain, inspirés par la nature. Sobres en énergie, neutres en carbone, notre économie et notre agriculture seront régénératrices, c’est à dire qu’elles répareront ce qui a été hier dégradé par nos excès, notre insouciance et notre négligence collective passée. Cette agriculture, cette économie, ces villes de demain seront plus résilientes, plus autonome, plus évolutives, mais aussi plus accueillantes et hospitalières, plus agréables à vivre, plus conviviales.

L’économie circulaire, par exemple, peut être définie comme une économie inspirée par le vivant, visant à découpler la création de valeur de la consommation de ressources naturelles. Elle s’oppose en cela à notre économie actuelle, linéaire dans le sens où elle épuise d’un coté les ressources pour accumuler les déchets de l’autre.

Bien plus qu’un assemblage de « recettes » et de solutions techniques visant à recycler ou à réduire les déchets, l’économie circulaire doit relever d’une véritable stratégie. Elle est l’occasion d’inventer de nouveaux modèles de valeurs, de nouveaux modèles économiques, de nouveaux modes de production et d’organisation des flux. Ce sont les innovations immatérielles, plus encore que l’innovation technologique, qui conditionneront le succès de l’économie circulaire. Il s’agit d’apprendre à mieux coopérer, à créer et entretenir les conditions de la confiance, à organiser autrement les filières et les modes de production. Il s’agit d’inventer de nouveaux modes de relations entre clients et fournisseurs, entre producteurs et consommateurs. Il s’agit enfin de penser autrement l’aménagement des territoires pour renforcer leur résilience.

Cette nouvelle économie, je l’appelle « permaéconomie » pour sa capacité à créer d’elle même les conditions de sa propre pérennité, comme la permaculture répare, restaure et entretien la fertilité des sols. Son succès repose sur une nouvelle manière, pour les humains, d’envisager leur rapport au monde, notamment au monde vivant non humain et à la nature dans son ensemble.

Et pour cela, il nous faudra peut-être renoncer à certaines certitudes. En 1637, dans « Le discours de la méthode », René Descartes invitait l’humanité à se « rendre comme maître et possesseur de la nature ». Mais l’enjeu est-il encore, aujourd’hui, de chercher, en mobilisant toutes les ressources de la raison, du savoir et de la technique, à nous extraire de la nature, à nous couper du reste du vivant ? N’est-il pas plutôt de comprendre que notre avenir repose pour l’essentiel sur des processus naturels que nous ne maîtrisons pas ? N’est-il pas temps de renoncer à nos illusions passées pour accepter enfin la réalité telle qu’elle est : complexe, spontanée, émergente, imprévisible ? N’est-il pas temps de nous réconcilier avec la nature, de faire la paix avec le vivant, plutôt que de nous épuiser à lui mener un combat sans issue ? Cette perspective de paix et d’harmonie nouvelle n’est-elle pas autrement plus satisfaisante que toutes les conquêtes éphémères et illusoires ?

Changer notre regard sur la nature, c’est comprendre que nous en dépendons. C’est accepter que nous n’en sommes pas séparés et que, malgré tous nos efforts, nous n’en serons jamais ni maîtres ni possesseurs. Cette vision de la vie va changer notre façon de penser et d’envisager l’avenir. Loin d’être un renoncement, elle pourrait bien amorcer une nouvelle phase, plus harmonieuse, plus joueuse peut-être, de l’histoire humaine. Elle nous inviterait à adopter une nouvelle posture, qui s’apparenterait plus à celle d’un surfeur, humble et agile sur la crête de la vague, qu’à celle d’un bulldozer, à la puissance factice et finalement dérisoire quand les éléments finissent par se déchaîner.

Nous devons apprendre à vivre en symbiose avec la nature. Et la bonne nouvelle, c’est que nous avons déjà commencé. Chaque jour qui passe, des initiatives se déploient un peu partout à la surface de la terre, à travers ces paysans qui inventent une nouvelle agriculture, ces entrepreneurs qui inventent une nouvelle économie, ces consommateurs qui inventent d’autres formes de coopération, ces citoyens qui inventent d’autres formes de solidarité. Chaque jour qui passe, nous devenons un petit peu plus des « symbiotes » plutôt que des guerriers conquérants. Nous progressons.

Nous aspirons tous au bonheur, à plus d’harmonie, à plus de sens dans nos vies professionnelles. Nous souhaitons tous léguer à nos enfants des conditions de vie au moins aussi bonnes, voire meilleures que celles dont nous avons bénéficié pour nous. Certes, les défis sont immenses, mais jamais nous n’avons eu autant d’opportunités d’agir, autant d’occasions d’influer chacun, là où nous sommes, sur l’avenir du monde. Que faire alors ? Par où commencer ? Et s’il s’agissait simplement, et avant tout, de reprendre confiance en nous, d’accepter la réalité au lieu de la fuir, d’apprendre les uns des autres en nous écoutant avec bienveillance et en partageant nos savoirs et nos expériences, de mieux coopérer ? Et si, après tout, construire ce nouveau monde c’était déjà une façon d’y vivre, dès aujourd’hui ? Et si, être acteur du changement, c’était déjà une manière de le vivre ?

N’attendons pas demain pour agir. Car ce nouveau monde est déjà là, bien vivant. Nous en sommes les ferments. N’y a t-il pas là une perspective réellement enthousiasmante ?

Emmanuel Delannoy, Pékin, 20 septembre 2017

[1] Jacques Weber (1946 – 2014) est un anthropologue et économiste français, spécialiste de la biodiversité et de la gestion des ressources naturelles.

Quand Usbek & Rica parlent de permaéconomie

A l’occasion du salon « Biomim’Expo« , qui c’est tenu au CEEBIOS, à Senlis, les 29 et 30 juin, j’ai été interviewé par Vincent Lucchese, du magazine « Usbek & Rica ». On y parle d’effondrement, de décroissance, mais aussi et surtout d’innovation sociales, de coopération, d’exaptation et, bien sûr, d’économie écologique.

C’est à lire ici :

https://usbeketrica.com/article/le-cout-humain-de-l-effondrement-sera-dramatique

 

 

Lancement officiel de « Permaéconomie » en Chine

 

 

 

 

 

 

 

Les versions chinoises de « Permaéconomie » et « L’économie expliquée aux humains » seront lancées de 20 septembre 2017, lors d’une conférence de presse à Pékin, en présence de l’auteur.

La conférence de presse sera suivie d’une conférence qui se tiendra dans la très prestigieuse université de Beida.

Plus d’information à suivre ici, bien sûr.

Biomim’expo 2, 29 et 30 juin 2017

Je serais présent, avec l’institut INSPIRE et plusieurs de nos sociétaires, à Biomim’expo, le grand rendez-vous annuel de l’innovation inspirée par la nature. J’y parlerai de permaéconomie, bien sûr, mais aussi d’innovation agile, de cette éthique de l’interaction sur laquelle la permaéconomie s’appuie, et d’une économie circulaire coopérative, reliée au vivant.
L’institut INSPIRE et le Pôle Ecodesign y présenterons la Marcotte et d’autres réalisations. Et attendez-vous à être surpris : on vous réserve quelques annonces !

Pour tout savoir, pour s’inscrire, c’est là !

Afterwork « Economie circulaire et Permaéconomie » le 1er juin à Marseille

Blue Ink, l‘Institut INSPIRE et Wiithaa s’associent pour vous inviter à un évènement sur le thème de l’économie circulaire et de la coopération le 1er juin 2017 à Marseille à partir de 16h30.

Cet « afterwork » est reçu par la CRESS PACA, partenaire de l’évènement.

À travers trois temps clés d’atelier, de conférence et de networking, ces acteurs de l' »économie de demain » vous présenteront des solutions pour des business models plus vertueux.

Dans un premier temps vous jouerez au Circulab, un business game de l’économie circulaire avant de découvrir, par une présentation détaillée, les principes fondateurs de la permaéconomie et d’échanger sur les solutions à mettre en place.

Les trois intervenants sont :
Emmanuel Delannoy, fondateur de l’Institut INSPIRE
Justine Laurent, associée chez Wiithaa
Emmanuelle Seguret, consultante indépendante chez Blue Ink

Programme :

  • 16h30-16h45 :
    Accueil et présentation des intervenants et partenaires
  • 16h45-17h00 :
    Présentation de la soirée et des thèmes abordés
  • 17h00-18h30 :
    Atelier Circulab, le business game de l’économie circulaire
    limité à 12 participants
  • 18h45-19h30 :
    Ouverture sur la permaéconomie et cocktail pour des partages conviviaux

    Inscriptions : https://www.weezevent.com/economie-circulaire-marseille

Une nouvelle promotion de permaéconomistes est prête !

Les 10, 11 et 12 mai dernier, l’institut INSPIRE organisait, en partenariat avec l’Institut des Futurs Souhaitables et Au Delà des Nuages, un « Formalab » Permaéconomie qui s’est déroulé dans les locaux de l’ESCP Europe à Paris.


9 participants, venus de tous les horizons et représentant 3 pays. 9 entrepreneurs, porteurs de projets, consultants, acteurs de la transitions ou salariés sont venus confronter leurs projets et les bonifier à l’aune des principes de la permaéconomie.

Arrivés curieux et ouverts, ils ont trouvé en chemin beaucoup de sourires, d’enthousiasmes, de questions, découverts de nouveaux concepts et de nouveaux outils, ils ont partagés leurs expériences et sont repartis avec de nouvelles perspectives.

Et pour tout vous dire, à la fin, il était difficile de deviner qui étaient les formateurs et qui étaient les apprenants. Bref, un beau moment de partage et de cocréation. Vivement la prochaine session !

Jardinons la France, pour une permaculture de la politique !

Par Rodrigue Coutouly, Forestier, Pédagogue, Essayiste,

La campagne présidentielle terminée, il en reste un désir de renouvellement des principes et des méthodes de gouvernance. La démocratie est en crise car les citoyens aspirent a dépasser les combats fratricides inutiles et souhaitent une autre manière de faire politique.  Ils souhaitent s’y impliquer davantage et voudraient  des représentants élus qui fassent preuve de davantage d’intelligence que de chicanerie. 

Ne pourrions-nous pas inspirer de la démarche de la permaculture créée par l’australien David Holmgren pour inventer une approche renouvelée de l’action publique qui répondrait aux aspirations des Français?  La permaculture est une méthode systémique et globale qui vise à concevoir des organisations (par exemple des habitats humains ou des systèmes agricoles),  en s’inspirant de l’écologie et du biomimétisme. Ainsi, si nous ne voulons plus d’une France considérée comme un champ de blé subissant partout les mêmes traitements et actes culturaux, si nous voulons d’une France vécue comme un jardin dont on prendrait grand soin de chaque lopin de terre, que l’on cultiverait avec attention, ou chaque individualité serait considérée et où les interactions seraient valorisées, alors les principes permacoles peuvent nous aider.

Tentons de repenser nos modes de gouvernance en reprenant les douze principes de la permaculture définis par David Holmgren (Permaculture, Rude l’échiquier,2014).

1-Observez et interagissez: en s’inspirant du vivant, des interactions, en observant les bonnes pratiques, en scrutant comme les choses se déroulent, on construit des politiques plus justes. Quand les cabinets ministériels et la représentation nationale iront , pour chaque réforme ou loi, discuter avec les cadres de terrain les plus pertinents, quand ils pratiqueront une écoute réelle et attentive de leurs interlocuteurs, alors ils pourront inventer des politiques à la fois adéquates (c’est à dire répondant aux problèmes réels des citoyens) et efficaces (c’est à dire ayant des effets tangibles et visibles). Cette construction de politique publique efficiente suppose de ne pas se contenter d’écouter les gens puis de construire la politique à Paris dans les antichambres du pouvoir. Il faudra interagir et revenir auprès des interlocuteurs, qui auront déjà été rencontrés, pour avoir leur point de vue au fur et à mesure que la politique publique s’élabore.

2-Captez et stocker l’énergie:   On peut faire deux lectures de ce principe. La première littérale serait de se donner les moyens de capter toute l’énergie dont a besoin une société, c’est à dire ici essentiellement de développer les énergies renouvelables pour ne plus dépendre à terme d’intrants coûteux et polluants. On peut aussi  y voir une métaphore de l’énergie en politique. Capter les énergies, cela veut dire s’intéresser aux personnes et aux collectifs qui au sein de la société civile, possèdent les idées novatrices et les capacités de démultiplier une politique sur le terrain. Cela signifie écouter et travailler avec les tisserands, ceux qui ont choisi de réparer les tissus déchirés du monde, ceux qui, au quotidien, tentent de mettre en cohérence les valeurs qui fondent nos sociétés et les réalités quotidiennes et pratiques qui constituent nos problèmes et nos difficultés. Si on va les chercher, les écouter, leur confier des missions, alors on renforce les politiques que nous voulons mener. Ce maillage fin suppose de sortir des logiques traditionnelles à l’œuvre dans les démocraties représentatives: vote et oublie pendant 5 ans.

Nos élus écoutent « leurs visiteurs du soir » mais se contentent de cela pour forger leur opinion. Stocker l’énergie en politique veut dire multiplier les contacts avec les personnes compétentes et « tisserands » sur un domaine de façon à disposer d’une grande variété d’opinions et de points de vue. On peut imaginer des annuaires publiques de ces personnes recensant les domaines d’intérêts et de capacités ainsi que des instances de consultation. Syndicalistes, représentants d’association, chefs d’entreprise, universitaires, cadres d’entreprise ou de la fonction publique, ces personnes seront invités à des réunions publiques où ils pourront débattre entre eux et avec les représentants élus. On sort ainsi des habituelles expertises lobbyistes défendant toujours les mêmes points de vue pour aller vers des processus d’intelligence collective où on invente ensemble, en écoutant tout le monde, avec la conviction qu’on est plus clairvoyant à plusieurs que tout seul.

3-Cherchez le rendement: pourquoi observer et dialoguer intensément avec la société civile de terrain? Pourquoi multiplier les contacts et les échanges? Pour chercher ensemble la politique publique la plus efficace, il faut sortir des politiques publiques mono causales, concentrées sur un seul objet. Elles doivent s’élaborer avec le souci d’améliorer, avec pragmatisme la situation, en en mesurant les effets, en travaillant directement avec les acteurs de terrain, avec le souci d’une organisation rigoureuse, mais qui cherche, à chaque fois, à s’adapter aux réalités rencontrées. Cette recherche de la nouveauté doit être aussi une quête de la Fraternité nécessaire. Pourquoi, en effet, améliorer les libertés individuelles ou  réduire les inégalités si  cela ne permet pas de rassembler, de réunir nos citoyens autour de projets communs? L’efficacité n’est pas seulement économique, elle suppose aussi de s’intéresser à l’entente et à l’harmonie entre les individus, à la construction de communautés vivantes et sereines.

4-Appliquer l’autorégulation et accepter la rétroaction: voilà précisément ce que notre personnel politique ne sait pas faire. On cherche vainement les situations publiques où l’on s’accorde à reconnaître nos erreurs et à changer rapidement ce qui ne marche pas. La démocratie représentative repose sur le principe du « vote et oublie » qui est le contraire de la rétroaction. Il nous faut inventer une démocratie participative où les possibilités de régulation des politique inefficaces pourront se multiplier. Cela suppose de sortir du triptyque des trois pouvoirs séparées dont la modernité date du XVIIIéme siècle! Il faut inventer d’autres pouvoirs, d’autres instances dont la fonction sera de favoriser cette régulation. Pourquoi  ne pas créer, à chaque niveau, une chambre de régulation, dont une partie des membres sera désignée par le tirage au sort et dont la principale mission permettra de poser un regard critique sur les politiques publiques suivies? Elles pourraient demander l’abrogation ou la modification de textes -même ancien- et ne disposerait pas d’un simple pouvoir consultatif mais d’une faculté exécutoire. C’est une proposition pour favoriser le processus rétroactif mais on pourrait en concevoir bien d’autres.

5-Utiliser et favoriser les ressources et les services renouvelables: là encore, on pourra, comme pour le deuxième principe, en rester au sens littéral mais si on l’applique à la politique, on voit bien l’intérêt de rapprocher cette idée de renouvellement de la classe politique. Si on multiplie les instances et les surfaces de contact entre les élus et la société civile, on fabrique les conditions du renouvellement des idées, des pouvoirs et des énergies. Renouveler, c’est recycler ce qui ne fonctionne pas ou plus, c’est inventer en tenant compte des nouvelles énergies qui apparaissent. Si le personnel politique en a fait sa profession, et se contente de faire carrière, il est condamné à ne pouvoir se recycler. Favoriser, au contraire, les interactions entre les différents mondes, c’est rendre « biodégradable » (!)  et professionnellement compatible les élus de la République avec le monde réel.

6-Limiter les déchets: La politique produit des idées, souvent très anciennes, dont on ne sait se débarrasser. Les débats sont encombrés de ces vieilles idées non dégradables et pourtant bien dégradées! Ces idées idéologiquement très dépassées sont des déchets qui pollue le débat public. Il faut donc sortir des approches doctrinales simplistes pour aller davantage vers des débats qui repartent des valeurs pour s’intéresser aux conditions concrètes d’élaboration de politiques publiques efficaces aux services de ces valeurs et de la société toute entière. Attention aux décharges idéologiques ! Travaillons au contraire à recycler ce qui est intéressant et brûlons les vielles idées complétement obsolètes!

7-Concevoir des modèles adaptés: la variété des territoires suppose des solutions qui tiennent compte de chaque contexte. Elles doivent être individualisées pour tenir compte des spécificités de chacun, on doit alors sortir du cadre jacobin qui prétend, sous prétexte d’égalitarisme, offrir la même solution partout. Les politiques publiques, et ses responsables, sont d’autant plus efficaces qu’ils laissent aux acteurs de terrain, la liberté d’ajuster le cadre commun aux réalités particulières rencontrées. L’intelligence publique doit apprendre à s’accommoder de cette souplesse.

8-Intégrer plutôt que séparer: la ségrégation socio-spatiale a fait bien assez de dégâts dans notre pays. Il faut fraterniser les territoires et harmoniser les communautés. Facile à dire, difficile à obtenir par la loi. Chaque politique publique, doit faire de ces principes, un levier du changement. La Fraternité doit redevenir une nécessité, interrogée chaque fois que une politique publique se conçoit et se dessine.

9-Préférer les solutions douces et lentes: il s’agit, là encore, d’adapter la politique aux territoires et aux citoyens et non l’inverse. Il faut, pour cela, sortir des politiques publiques qui prétendent tout changer depuis le haut. Réformer l’école, par exemple, ne veut rien dire, car elle est en réforme permanente depuis des décennies. Il faut cibler les bonnes réponses pertinentes et prendre le temps de les construire avec les principaux intéressées. Il faut cesser de croire que l’injonction de la loi réglera les problèmes,  rompre avec la prétention à réformer de fond en comble, chercher, dans l’interaction, les réponses pertinentes, même si elles semblent modestes.

10-Favoriser et valoriser la diversité: le monde politique est composé essentiellement de professionnels. Cet « entre-soi » ne favorise pas la recherche de solutions pertinentes à nos problèmes. En mettant en place de nouvelles instances et lieux de débats et de discussions, la politique permacole va jardiner la société en faisant participer des acteurs oubliés et déconsidérés: les simples citoyens, les jeunes, les retraités, les cadres du privé et du public vont disposer d’espaces de paroles et de décisions. A cette diversité des acteurs doit s’ajouter une diversité des instances: chaque instance, chambre de nos démocraties représentatives doit être accompagné par d’autres chambres ou instances de rencontres et de débats avec des citoyens. Certains seront désignés au tirage au sort, d’autres le seront sur leurs compétences ou qualités, d’autres seront ouvertes. Elles seront souvent consultatives, mais devront pouvoir prendre des décisions exécutives. Le principe de diversité suppose de laisser chaque institution décider du fonctionnement de ses nouvelles instances, avec un principe de comparaison et d’auto-régulation progressives construite avec les acteurs de la société civile et de communauté des citoyens « tisserands » qui s’y seront impliqués.

11-Utiliser les bordures, l’effet lisière et les marges: pour les territoires comme pour les instances démocratiques, la rencontre avec les autres communautés et entités démocratiques a une vertu : celle de favoriser les interactions et les comparaisons fertiles en idées. Valoriser et multiplier les occasions de rencontre entre les instances, les collectifs et les individualités, signifie échanger et multiplier les idées et les synergies qui évite l' »entre soi » mortifère.

12-Etre inventif face au changement: chaque fois que quelque chose ne fonctionne plus ou qu’une crise éclate, cela doit être perçue comme la possibilité nouvelle de l’invention d’une solution. L’intelligence collective que permet des instances variées, dynamiques et interconnectées va alors permettre d’essayer des nouveautés, de confronter des points de vue, d’innover. La politique doit devenir une entité vivante qui essaie, anticipe, change et s’adapte en permanence à la nature vivante des sociétés. Le « droit dans les bottes » est une attitude du passé, inefficace et contre-productive. Il faut la dépasser pour inventer avec les différents protagonistes, la solution de compromis qui convient à tous.

Cessons de cultiver la société depuis le grand tracteur des chambres de décisions, constitués d’élus éloignés. Descendons jardiner, au plus prêt de la terre et des espèces vivantes que constituent les citoyens et les collectifs qui peuplent notre pays. Le bien-être et la productivité commune y seront bien meilleure.

Merci à Abdennour Bidar et à Emmanuel Delannoy, ce texte leur doit beaucoup.

Article initialement publié sur le blog de l’auteur et reproduit ici avec son autorisation :
http://permasociete.canalblog.com/archives/2017/05/08/35261141.html

La vie et les lois de la thermodynamique

Par François Roddier, astrophysicien, spécialiste de la thermodynamique
www.francois-roddier.fr

Résumé : Du point de vue dʼun physicien, la vie apparait aujourdʼhui comme un processus naturel de dissipation dʼénergie. Le second principe de la thermodynamique nous apprend quʼon ne peut dissiper durablement de lʼénergie quʼen effectuant des cycles de transformations extrayant de la chaleur dʼune source chaude pour en rendre une partie à une source froide. Cʼest ce que fait effectivement la nature, grâce au Soleil et au ciel nocturne. Toute autre forme dʼénergie est exclue. Lʼhumanité prend peu à peu conscience quʼà long terme son existence est assujettie aux lois de la thermodynamique. Ce sont elles qui nous conduisent au biomimétisme, comme à lʼéconomie circulaire ou de fonctionnalité. Elles nous amèneront peu à peu à reconsidérer le rôle de la monnaie et à repenser la société.

Deux siècles de croissance exceptionnelle.

Grâce au développement de lʼimprimerie, nos connaissances ont pu sʼaccumuler jusquʼau siècle des lumières où elles ont provoqué une explosion démographique. Celle-ci a pris naissance en Europe et sʼest étendue rapidement à tous les pays du monde. Lʼanglais Thomas Malthus (1) fut un des premiers à sʼen inquiéter. Il tira le signal dʼalarme: nous ne pourrons pas, dit-il, nourrir tout le monde. Ses prévisions se sont avérées erronées. À lʼépoque de Malthus, la population mondiale atteignait un milliard dʼindividus. Elle a atteint deux milliards en 1930, quatre milliards en 1975, près de 7 milliards en 2010. Un tel accroissement est sans précédent dans toute lʼhistoire de lʼhumanité. Que sʼest-il passé?

Avant dʼen donner une explication, constatons que cette explosion nʼest pas sans conséquences. Lʼune dʼentre elles est la perte de biodiversité. Dès les années 70, les biologistes sʼinquiètent. Le taux dʼextinction des espèces animales et végétales est aujourdʼhui estimé être plus de cent fois supérieur au taux normal dʼextinction avant lʼintervention de lʼHomme. Or les espèces sont interdépendantes les unes des autres. La perte dʼune seule espèce comme celle des abeilles entraînerait une baisse du taux de pollinisation dont les conséquences pourraient être catastrophiques.

Une autre conséquence dont on prend maintenant conscience est le réchauffement climatique. On lʼattribue à la concentration de dioxyde de carbone dans lʼair. Celle-ci excède actuellement dʼun facteur deux lʼamplitude

maximale des fluctuations observées depuis des centaines de milliers dʼannées. Elle est clairement liée à lʼutilisation dʼénergies fossiles. Si cette concentration continue à croître, nos glaciers vont fondre, nos réserves dʼeau potable vont disparaître et nos sols vont devenir désertiques.

Enfin nos ressources naturelles sʼépuisent. On le constate pour nos ressources en pétrole, mais cʼest vrai aussi de nos ressources en charbon et de la plupart de nos ressources en métaux. Or ces ressources ne sont pas renouvelables. Lʼhumanité va devoir apprendre à sʼen passer. Pour certains, les plus optimistes, on trouvera autre chose, par exemple la fusion nucléaire. Dʼautres, plus réalistes, se rendent compte que la plupart des civilisations passées se sont un jour effondrées. Dʼautres civilisations les ont remplacées. Pour eux, on sʼacheminerait vers un nouvel effondrement, semblable à celui de lʼempire romain (2). Dʼautres enfin pensent que cʼest bientôt la fin de lʼespèce humaine. Voici ce quʼen a dit lʼastronome anglais Fred Hoyle :

« Il a souvent été dit que, si lʼespèce humaine échoue sur Terre, une autre espèce la remplacera. En ce qui concerne le développement de lʼintelligence, cʼest faux. Nous avons ou nous aurons bientôt épuisé tout ce qui sur cette planète est physiquement nécessaire pour cela. Sans charbon, sans pétrole, sans minerai de qualité, aucune espèce, aussi compétente soit-elle, ne pourra plus à partir de conditions primitives accéder à une technologie avancée. Lʼoccasion est unique. Si nous échouons, cʼest un échec pour lʼintelligence dans ce système planétaire. Il en est de même pour les autres systèmes planétaires. Pour chacun dʼeux il y aura une occasion et une seule » (3).

Il est clair quʼon assiste aujourdʼhui à la fin dʼune période unique dans lʼhistoire de lʼhumanité, durant laquelle celle-ci prend peu à peu conscience des conditions nécessaires au maintien de son existence. Elle va devoir sʼorganiser et mettre en œuvre des pratiques conformes à ces conditions. Ce sont elles que je me propose dʼexaminer ici avec quelques détails.

La vie et la dissipation de lʼénergie.

Les équations fondamentales de la physique (mécanique, électromagnétisme) sont invariantes par changement de signe du temps. On dit quʼelles sont réversibles. Seule la dissipation dʼénergie en chaleur est irréversible.

Les êtres vivants naissent, vieillissent et meurent. Leur évolution est irréversible. On sait aujourdʼhui quʼil en est de même des montagnes et même des étoiles. Ce sont donc des processus de dissipation dʼénergie.

Einstein pensait encore que lʼunivers était immuable jusquʼau jour où on sʼest aperçu quʼil était en expansion. On sait maintenant que lʼunivers observable a eu un début, communément appelé le « Big Bang » et aura une fin. Il apparaît lui-même comme un processus de dissipation dʼénergie. Il est formé de structures qui ne subsistent que si elles sont constamment alimentées par un flux dʼénergie qui les traverse. Le physico-chimiste Ilya Prigogine (4) leur a donné le nom de « structures dissipatives ».

Toutes ont la propriété remarquable de sʼorganiser par elles-mêmes. On dit quʼelles sʼauto-organisent. Les physiciens sʼaccordent aujourdʼhui pour dire quʼelles sʼauto-organisent pour maximiser le taux de dissipation de lʼénergie. Ce fait est maintenant établi pour lʼatmosphère terrestre et celle dʼautres planètes comme Mars ou Titan. Il serait général (5).

Ainsi la vie serait apparue sur Terre pour dissiper lʼénergie solaire. Dès 1905, le physicien autrichien Ludwig Boltzmann écrivait que la lutte pour la vie est une lutte pour dissiper lʼénergie (6). En 1922, le statisticien américain Alfred Lotka constatait que la sélection naturelle de Darwin tend à maximiser le flux dʼénergie qui traverse les organismes vivants. Il suggérait lʼexistence dʼune troisième loi de la thermodynamique (7). Enfin, en 1926, le physico-chimiste anglais Frederick Soddy estimait que le bien-être des individus se mesure en termes dʼénergie dissipée dans la société (8). Les lois de la thermodynamique seraient-elles la clé de lʼévolution?

La thermodynamique est la science qui étudie les échanges entre lʼénergie mécanique et la chaleur. Elle a été historiquement fondée sur deux lois ou principes. Le premier principe énonce que lʼénergie ne peut ni se perdre ni se créer. On dit quʼelle se conserve ou quʼelle est un invariant. La chaleur est une forme particulière dʼénergie. Le physicien anglais James Prescott Joule (1818-1889) fut le premier a établir lʼéquivalent mécanique de la calo- rie, unité de mesure de la chaleur.

Le second principe de la thermodynamique est dû au physicien français Sadi Carnot (1796-1832). Il concerne la production dʼénergie mécanique à partir de chaleur. Alors que lʼénergie mécanique peut être intégralement transformée (on dit aussi dissipée) en chaleur, seule une partie de la chaleur peut être transformée en énergie mécanique. On peut énoncer le second principe sous la forme suivante qui nous sera utile pour la suite de cet article:

On ne peut durablement produire du travail mécanique que par des cycles de transformations extrayant de la chaleur dʼune source chaude pour en rendre partie à une source froide. Seule une fraction de la chaleur (appelée rendement de Carnot) peut être convertie en énergie mécanique. Cette fraction est proportionnelle à la différence de température entre les deux sources. Cela explique pourquoi la dissipation dʼénergie est irréversible. Sʼil est facile de dissiper lʼénergie en chaleur, lʼopération inverse est plus difficile et ne peut être que partielle.

Le second principe de la thermodynamique vient des réflexions de Carnot sur la puissance motrice du feu (9). Il sʼapplique tout naturellement à la machine à vapeur. Si la vapeur dʼeau peut facilement fournir de lʼénergie mécanique en poussant sur un piston, elle ne peut le faire durablement quʼà condition de ramener le piston à sa position initiale et de recommencer lʼopération autant de fois quʼil est nécessaire.

Le second principe de la thermodynamique est un principe fondamental. Il sʼapplique aussi bien aux machines à vapeur ou aux moteurs à explosion quʼaux cyclones ou à la vie. Comme leur nom lʼindique, les cyclones décri- vent des cycles qui leur permettent de produire de lʼénergie mécanique en extrayant de la chaleur du sol pour en rendre à lʼatmosphère plus froide si- tuée au dessus. Quʼen est-il de la vie?

Lʼauto-organisation du vivant.

Du point de vue thermodynamique, la vie apparaît comme une structure dissipative. Nous avons vu que les structures dissipatives ont la propriété de sʼauto-organiser par elles mêmes. Cʼest ce que fait par exemple un cris- tal de neige. On appelle ce processus une transition de phase (10). Les structures dissipatives sʼauto-organisent suivant un processus similaire au- quel le physicien danois Per Bak (11) a donné le nom de « criticalité auto- organisée ».

Une caractéristique de ce processus est de créer des avalanches. Per Bak le compare au processus de formation des avalanches dans un tas de sable. Lorsque on verse du sable de façon à former un tas, la pente du tas de sable augmente et atteint une valeur ou point critique à partir de laquelle des avalanches se forment. Une propriété de ces avalanches est que leur amplitude varie en raison inverse de leur fréquence. Il y a beaucoup de petites avalanches, de temps en temps de plus grosses, exceptionnellement une énorme avalanche.

La vie sʼest développée sur Terre suivant un processus du même type. Plantes et animaux se multiplient exponentiellement, créant des avalanches. Les très grosses avalanches sont souvent qualifiées dʼexplosion. Cʼest le cas notamment de lʼexplosion cambrienne, il y a 545 millions dʼan- nées, qui a donné naissance à un très grand nombre dʼespèces nouvelles, accroissant considérablement la dissipation de lʼénergie due à la vie dans les océans.

Le phénomène opposé est qualifié dʼextinction de masse. Un très grand nombre dʼespèces animales ou végétales disparaissent à la même époque. On a recensé cinq grandes extinctions de masse au cours de lʼévolution. Lʼalternance entre des périodes dʼapparitions dʼespèces nouvelles et dʼautres dʼextinctions est une caractéristique du processus de criticalité auto- organisée. Ces oscillations sont en partie corrélées avec les fluctuations climatiques, les périodes de glaciation étant souvent accompagnées ou suivies dʼextinctions.

On peut comparer la vie a un incendie de forêt qui est lui aussi un processus de criticalité auto-organisée. Instinctivement, les biologistes utilisent le même vocabulaire (explosions, extinctions). Comme la vie animale, le feu est un processus dʼoxydation du carbone, mais beaucoup plus brutal et à plus haute température. Semblable à la vie, le feu « couve », puis il prend, sʼétend rapidement et couve à nouveau, jusquʼà parfois sʼéteindre de lui- même. Comme les extinctions dʼespèces, les incendies de forêts permettent à la végétation de se renouveler et de sʼadapter aux évolutions du climat.

Une brève description de lʼévolution.

La Terre sʼest formée peu après le Soleil, il y a 4,5 milliards dʼannée. La vie serait apparue dès la formation des océans, il y a environ 4 milliards dʼan- nées. Phénomène de criticalité auto-organisée, la vie pourrait être apparue au point critique de lʼeau, vers 3.000 m de profondeur et à une température de 374° C, conditions quʼon trouve dans les sources géothermales. A lʼappui de cette hypothèse viennent les propriétés catalytiques exceptionnelles des micro-gouttes dʼeau, observées à lʼopalescence critique, propriétés dues à leur très grand rapport surface/volume. La source dʼénergie aurait alors été dʼorigine géothermique. Dʼabord très lente, la progression de la vie nʼaurait alors cessé de sʼaccélérer (12).

Les premières bactéries captant lʼénergie solaire auraient pris naissance entre 3 et 4 milliards dʼannées. Elles se sont multipliées sous forme dʼalgues bleues dans les stromatolithes. Les volcans ayant rempli lʼatmosphère de dioxyde de carbone, ces algues ont utilisé lʼénergie solaire pour réduire le dioxyde de carbone sous forme de matière organique et libérer lʼoxygène. Pendant ce temps, dʼautres utilisaient lʼoxygène ainsi libéré pour brûler leurs déchets organiques et régénérer le dioxyde de carbone. En recyclant ses déchets, la nature pouvait alors dissiper durablement lʼénergie solaire, comme le veut le second principe de la thermodynamique.

Il y a environ 1,5 milliards dʼannées sont apparues les premières cellules à noyau puis, vers 800 millions dʼannées, les premiers organismes multicellulaires, notamment ceux qui forment aujourdʼhui le phytoplancton. Absorbant efficacement le dioxyde de carbone, celui-ci crée les premières périodes glaciaires. Apparaît ensuite le zooplancton qui régénère le dioxyde de carbone. La dissipation dʼénergie sʼaccélère. La mer étant saturée dʼoxygène, cʼest dʼun seul coup lʼexplosion, celle du Cambrien, il y a 545 millions dʼan- nées. Apparaît alors une immense variété génétique dʼorganismes multicellulaires de toutes sortes.

Les plantes continuent à produire de lʼoxygène, mais il est converti en dioxyde de carbone par les animaux. Au lieu de se dégager dans lʼatmosphère, le dioxyde de carbone est piégé sous forme de calcaire dans les coquillages. La nature va devoir affronter un nouveau problème de pollution. Le fond de la mer se couvre de déchets organiques et de dépôts calcaires. Lʼair étant privé de dioxyde de carbone, le climat se refroidit créant de nouvelles glaciations. Celles-ci provoquent une suite dʼextinctions majeures, notamment à la fin du permien, il y a 250 millions dʼannées.

La vie se développe alors sur Terre et le climat se réchauffe. De nouvelles espèces apparaissent comme les dinosaures. Ceux-ci sont particulière- ment aptes à dissiper lʼénergie. Mais plus une espèce dissipe dʼénergie, plus elle modifie son environnement. La température baisse à nouveau. Les dinosaures ont du mal à sʼadapter. Un astéroïde finit par les éliminer. Cʼest maintenant le règne des oiseaux et des mammifères. Ces derniers donnent naissance aux hominidés. Leur cerveau se développe. On assiste alors à un changement majeur. De génétique, lʼévolution devient culturelle (13). Tout sʼaccélère de nouveau.

Il y a à peine plus de deux siècles, lʼespèce Homo Sapiens découvre les carburants fossiles. Comme les bactéries lʼavaient fait, il y a plus de 3 mil- liards dʼannées, lʼHomme moderne se procure de lʼénergie en brûlant des déchets organiques. Lʼironie du sort veut que lui, qui rechigne à recycler ses propres déchets, se mette à recycler ceux des époques géologiques antérieures. Et cʼest une nouvelle explosion, non plus génétique, mais démographique et culturelle.

En deux siècles, lʼHomme a épuisé tout ce qui était facilement épuisable. Cette fois, le résultat est lʼopposé de celui des époques précédentes. En absorbant le dioxyde de carbone, lʼexplosion cambrienne avait provoqué une glaciation. En générant du dioxyde de carbone, lʼexplosion démographique provoque un réchauffement. Dans les deux cas, il sʼagit dʼun changement climatique. Lʼévolution passée de la vie nous éclaire sur son évolution future. On imagine maintenant ce qui va se passer.

Lʼévolution de lʼhumanité.

Lʼexplosion cambrienne a été suivie dʼune suite dʼextinctions dʼespèces. On peut sʼattendre à ce que lʼexplosion démographique de lʼhumanité ait des effets similaires. On parle déjà dʼune sixième extinction dʼespèces. Elle nʼa aucune raison de se limiter aux animaux. LʼHomme lui-même est menacé. Un effondrement démographique parait inévitable.

Nous avons vu que la vie est une immense machine thermique. On peut lʼimaginer comme un moteur à deux temps. Dans un premier temps, la vie est en contact avec sa source chaude, le Soleil. Les plantes emmagasinent lʼénergie solaire sous forme de biomasse. Dans un deuxième temps, les animaux brûlent la biomasse et envoient la chaleur vers sa source froide, le ciel nocturne. On assiste aujourdʼhui à la fin dʼun deuxième temps ramenant la machine à son état initial.

LʼHomme a recyclé les déchets organiques des époques antérieures. Il a fait ce que la nature attendait de lui. La vie peut maintenant repartir à zéro, ou presque. On sait comment la vie est partie, sous une forme végétale: le phytoplancton. La vie va donc repartir grâce au phytoplancton et à lʼénergie solaire. Cʼest lui qui va absorber le dioxyde de carbone généré par nos avions et nos voitures, mais cela prendra nécessairement du temps. La sélection naturelle a jusquʼici favorisé lʼHomme parce quʼil dissipait plus dʼénergie que les autres espèces. Mais plus une espèce dissipe dʼénergie, plus vite elle fait évoluer son environnement. Lorsquʼune espèce nʼest plus adaptée, elle sʼéteint. On peut donc sʼinquiéter avec juste raison dʼune disparition possible de lʼespèce humaine. Je rassure ici le lecteur en expliquant pourquoi cela ne sera sans doute pas le cas.

Les structures dissipatives évoluent en mémorisant de lʼinformation. Plus elles mémorisent dʼinformation plus elles dissipent dʼénergie. La vie a accru sa dissipation dʼénergie en mémorisant de plus en plus dʼinformation. Jus- quʼà récemment, elle lʼa fait en mémorisant lʼinformation dans les gènes. LʼHomme est le premier animal qui mémorise plus dʼinformation dans son cerveau que dans ses gènes. Les sociétés humaines ont accru sa dissipation dʼénergie grâce à lʼécriture, puis aux livres et maintenant aux ordinateurs. Aujourdʼhui, lʼévolution nʼest plus génétique mais culturelle (13). Si une extinction dʼespèce est un changement de génome, un effondrement de civilisation est un changement de culture, cʼest-à-dire un changement de conception du monde.

Si lʼeffondrement démographique parait inévitable, lʼHomme en tant quʼespèce —cʼest-à-dire son génome— va sans doute subsister, mais sa vision du monde va en être profondément transformée. Grâce au réchauffement climatique, lʼHomme va prendre conscience que son évolution suit des lois quʼil ne saurait ignorer, les lois de la thermodynamique. Jusquʼici, il a été le bienvenu pour recycler les déchets organiques des époques antérieures. Maintenant, cʼest aux plantes de prendre le relais. De maître, lʼHomme va devenir leur serviteur, comme un chien obéit à son maître parce quʼil sait que cʼest lui qui le nourrit.

Cʼest en effet dans le domaine de lʼagriculture que la prise de conscience a commencé, avec lʼagriculture biologique. Aujourdʼhui on développe lʼagrobiologie, notamment des techniques dites de permaculture, plus respectueuses de lʼenvironnement. Généreuse, la nature va faire de lʼHomme son disciple. Les disciples progressent en imitant leur maître. Les ingénieurs parlent aujourdʼhui de biomimétisme.

Cependant, les financiers veulent toujours rester les maîtres. Ils pensent pouvoir modifier à leur guise les génomes et breveter le vivant sans se soucier des conséquences. Un changement de représentation est indispensable. Il sʼagit dʼune transition culturelle majeure. Elle risque de de- mander du temps, et plus on attend, plus la transition sera douloureuse.

La transition économique.

Pour comprendre la suite des événements, il faut donc sʼappuyer sur les lois de la thermodynamique. On vient de traverser une période durant la- quelle la dissipation de lʼénergie a été dominée par les combustibles fossiles. Avec lʼépuisement progressif de ces ressources, lʼHomme cherche désespérément de nouvelles sources dʼénergies capables de maintenir son niveau de vie.

Il a cru un moment que la fission nucléaire pourrait prendre le relais. Il réa- lise aujourdʼhui que tout développement durable nécessite un recyclage des déchets, et que recycler les déchets de la fission prend des millions dʼannées. Nos usines nucléaires nʼauront pas duré un demi siècle. Saisis par la même illusion, certains pensent aujourdʼhui que la fusion nucléaire sera la solution. Des milliards dʼEuros sont dépensés pour une usine appelée ITER dont la durée de vie est estimée à 400 heures, après quoi il faudra la démanteler et la recycler.

Clairement, il faudra du temps pour que lʼHomme réalise quʼil doit son existence à une usine à fusion nucléaire, le Soleil, qui ne produit aucun déchet sur Terre et qui est capable de fonctionner encore pendant quelques mil- liards dʼannées. Son seul défaut est dʼêtre à débit limité, mais cʼest précisément ce qui fait sa qualité. Nous avons vu que la vie est un incendie et que, lorsque le débit nʼest plus limité, cʼest lʼexplosion, comme celle que nous venons de traverser. Il nʼy aura pas de développement durable possible sans énergie solaire.

On peut définir une notion de « température » pour lʼéconomie, comme étant lʼinverse du coût de lʼénergie (14). Plus le coût de lʼénergie augmente, plus la « température » de lʼéconomie décroît. Avec la raréfaction de nos ressources en pétrole, le coût de lʼénergie va inévitablement augmenter et la température de nos économies décroître. Nous avons vu que lʼauto-organisation des sociétés humaines est un processus de transition de phase. Lorsque la « température » de lʼéconomie descend au dessous dʼun certain point critique, lʼorganisation de la société change comme celle de la matière au cours dʼune transition de phase. Une transition économique est un processus de transition de phase (15).

Processus de criticalité auto-organisée, la vie oscille entre deux types de sélections naturelles appelées r et K. Lorsque la nourriture est abondante, la sélection r domine, favorisant la compétition entre une grande diversité de petits organismes évoluant rapidement. Lorsque la nourriture se fait plus rare, la sélection K prend le relais, favorisant la formation de gros organismes évoluant plus lentement. La vie a ainsi créé des structures de plus en plus organisées comme les colonies de bactéries, puis les amibes, les colonies dʼamibes et enfin les organismes multicellulaires.

Nous proposons ici lʼhypothèse que les sociétés humaines vont évoluer de la même façon. La transition économique sera une transition de phase durant laquelle nos sociétés passeront du type dʼorganisation actuel, semblable à celui dʼun écosystème, à un type dʼorganisation comparable à celui dʼun organisme multicellulaire.

Vers une réorganisation de la société.

Avec la recherche dʼun développement durable, lʼidée se répand de sʼinspirer davantage de la vie. Jʼai parlé du biomimétisme. Depuis longtemps, les ingénieurs se sont inspirés des formes et ont copié les procédés de fabrication créés par la nature. On peut aussi sʼintéresser à la façon dont la nature sʼorganise. Lʼœuvre du physicien Per Bak est une source dʼinspiration sur ce sujet (11).

Lʼidée de sʼinspirer de la biologie pour lʼorganisation des sociétés humaines nʼest pas nouvelle. Chacun sait que le libéralisme anglo-saxon a été inspiré par les travaux de Darwin. Il a permis une croissance économique exceptionnelle, mais a créé de terribles inégalités sociales (16) et a épuisé nos ressources naturelles. Aurait-on mal compris les leçons de Darwin? On oublie quʼelles sʼappuient sur lʼétude des écosystèmes, une forme particulière dʼorganisation du vivant. Celle-ci nʼest pas la seule. Les organismes multi- cellulaires ont une forme dʼorganisation différente.

Les deux types dʼorganisation sont conformes aux lois de la thermodynamique : chacune dʼentre elles effectue des cycles fermés de transformations. En termes de développement durable, les deux effectuent des échanges suivant les règles de lʼéconomie circulaire. Cependant, si la nature favorise la compétition entre les organismes, à lʼintérieur dʼun même organisme, elle favorise la coopération entre les cellules. La raison en est que compétition et coopération favorisent toutes les deux la dissipation de lʼénergie mais de façon différente.

Comme nous lʼavons vu, lorsque lʼénergie est abondante, la nature crée la compétition entre un grand nombre de petits organismes, favorisant lʼinnovation (sélection r). Lorsque lʼénergie se fait rare, la nature tend à préserver son taux de dissipation dʼénergie. Pour éviter le gaspillage, elle favorise les organismes qui dissipent lʼénergie le plus efficacement possible, cʼest-à- dire les plus gros (sélection K).

Lʼauto-organisation des systèmes vivants est entièrement déterminée par les échanges dʼinformation à lʼintérieur du système (17). Dans le cas des écosystèmes, lʼinformation se limite essentiellement à la probabilité de manger ou dʼêtre mangé par lʼautre. Elle suffit cependant à auto-organiser le système. Les organismes multicellulaires ont une organisation beaucoup plus complexe parce que la quantité dʼinformation échangée entre les cellules est beaucoup plus importante.

Depuis leur apparition, la quantité dʼinformation échangée entre les êtres humains nʼa cessé dʼaugmenter, dʼabord avec la parole, puis lʼécriture et ensuite lʼimprimerie. Aujourdʼhui elle ne cesse de croître grâce aux nouvel- les technologies de lʼinformation et de la communication (NTIC). Le modèle des écosystèmes ne convient plus aux sociétés humaines. Celui des organismes multicellulaires est devenu plus approprié.

Un nouveau modèle économique.

Jʼai dit plus haut que lʼévolution de lʼHomme nʼest plus de nature génétique mais culturelle. Dans une société humaine, la culture joue aujourdʼhui le rôle de lʼADN (réf. 13, section 13.2). Lʼéconomie joue celui du métabolisme. Formellement, la monnaie a les propriétés des catalyseurs, appelés aussi enzymes. Elle accélère la vitesse des échanges, tout en étant régénérée à la fin de chaque cycle. Lorsque les entreprises font des bénéfices, les cycles deviennent autocatalytiques, produisant une croissance exponentielle de lʼéconomie.

Lorsque lʼénergie se fait rare son prix augmente. Les bénéfices diminuent jusquʼau moment où la croissance sʼarrête et la société sʼendette. La
« température » de lʼéconomie a atteint sa valeur critique de transition de phase. La société doit effectuer une transition économique. De même il arrive que, chez les animaux, la nourriture se fasse rare. Cʼest le cas, par exemple, dʼune marmotte à lʼentrée de lʼhiver. Son organisme va passer sur ses réserves et lʼanimal va hiberner. On dit que lʼorganisme de la marmotte change de voie métabolique.

Chez les organismes vivants, chaque voie métabolique correspond à des enzymes différents. Lʼanalogie entre les transitions économiques et les changements de voies métaboliques nous incite à penser quʼune transition économique doit être accompagnée dʼune nouvelle monnaie. Des considérations thermodynamiques montrent quʼeffectivement, une économie ne peut pas fonctionner durablement avec une seule monnaie (15). Des économistes comme Bernard Lietaer en sont depuis longtemps persuadés (18).

Le problème se pose actuellement pour lʼEurope qui a adopté une monnaie unique lʼEuro. Il faut se rappeler que les institutions européennes sont nées de la communauté européenne du charbon et de lʼacier, une organisation créée en 1951, fondée sur lʼutilisation commune de ressources fossiles, non renouvelables. Avec la diminution de ces ressources, aggravée par la nécessité dʼéviter un réchauffement climatique, une transition économique ou « changement de voie métabolique » sʼavère nécessaire, nous invitant à introduire de nouvelles monnaies.

Nous avons vu que lorsque lʼénergie est abondante, la sélection naturelle tend à accroître le flux dʼénergie dissipée en favorisant la compétition entre les individus qui dissipent le plus dʼénergie (sélection r). Lorsque lʼénergie se fait rare, elle essaye de maintenir le taux de dissipation dʼénergie en favorisant la coopération entre les individus grâce aux échanges dʼinformation (sélection K). On voit ici lʼimportance de lʼinformation dans la dissipation dʼénergie. En économie le PIB tient bien compte de la production des biens matériels, mais rend mal compte des biens immatériels appelés « services » liés aux échanges dʼinformation.

Avec la diminution des ressources fossiles, les services prennent aujourdʼhui de plus en plus dʼimportance, notamment comme source dʼemploi. Il parait ainsi naturel dʼintroduire une monnaie complémentaire liée aux services. En Europe, la plupart des services, tels que la santé ou lʼéducation, sont organisés par les nations et financés par des impôts nationaux. On est donc incité à réintroduire des monnaies nationales pour les services. La plupart des budgets distinguent les frais dʼéquipement des frais de fonctionnement. Il est clair que les premiers concernent des ressources matérielles qui seraient évaluées en Euros, tandis que les seconds concernent des ressources immatérielles ou facilement renouvelables qui seraient évaluées en monnaie nationale.

Le proche avenir de lʼhumanité.

Les impératifs du développement durable conduisent à lʼidée dʼéconomie de fonctionnalité. Celle-ci favorise la délivrance de services par rapport à la propriété de biens matériels car elle permet de diminuer les externalités négatives. Le développement des économies de fonctionnalité favorisera la partie fonctionnement des budgets, établie en monnaie complémentaire, par rapport à la partie équipement établie en monnaie principale. Avec la diminution des ressources minières (secteur primaire), il deviendra de plus en plus difficile de produire des biens matériels (secteur secondaire). Les services (secteur tertiaire) prendront alors de plus en plus dʼimportance. Cʼest effectivement ce quʼon observe dans les pays développés.

Cela signifie que les monnaies complémentaires prendront progressive- ment de la valeur par rapport à la monnaie principale. On le constate déjà avec lʼexemple du franc suisse. En Europe, les budgets nationaux pourront être rééquilibrés grâce à un taux de change approprié entre lʼEuro et les monnaies nationales. Des problèmes comme celui de la Grèce pourront être résolus. Du point de vue thermodynamique, on aura remplacé une transition de phase abrupte par une transition continue (15). Nous nʼéviterons pas un effondrement de la civilisation actuelle, mais il sera progressif au lieu dʼêtre brutal. Comme la marmotte à lʼentrée de lʼhiver, notre économie va peu à peu sʼassoupir.

Jʼai dit que les plantes allaient être appelées à jouer un rôle fondamental en prenant le relais (section 7). La survie de notre espèce passe par une transformation radicale de notre agriculture. Le modèle industriel des années 60 devra nécessairement être remplacé par une agriculture locale, plus diversifiée, plus intensive en main dʼœuvre et plus respectueuse de lʼenvironnement (19). Un effondrement démographique parait inévitable. Lʼagriculture industrielle repose sur des énergies fossiles non renouvelables. Elle relève de la monnaie principale. Passer dʼune agriculture industrielle à une agriculture de type paysanne implique nécessairement le pas- sage dʼune agriculture en monnaie principale à une agriculture en monnaie complémentaire. Là encore, lʼintroduction de nouvelles monnaies nʼévitera pas lʼeffondrement mais le rendra plus progressif.

Notre modèle économique actuel, dit libéral, repose sur la description darwinienne des écosystèmes. Adapté aux périodes dʼabondance énergétique, il maximise la production industrielle. Avec lʼépuisement des ressources fossiles, une transition économique sʼimpose. Le modèle des organismes multicellulaires est devenu plus adapté. Il implique une réorganisation de la société donnant plus dʼimportance aux services, donc aux structures de type étatique.

Le danger de notre modèle économique actuel est que des structures privées prennent le rôle des États. Là encore il existe un analogue en biologie, cʼest celui du cancer. Dans un article scientifique majeur intitulé « The hallmarks of Cancer » (20), deux biologistes ont établi les caractéristiques des cellules cancéreuses. On peut aisément les transposer aux sociétés humaines et montrer quʼelles sʼappliquent entièrement aux sociétés libérales (21). Une de ces caractéristiques est un métabolisme anormal.

De la même manière, le libéralisme sʼest développé grâce à des sources dʼénergie anormales, cʼest-à-dire non utilisées par les autres êtres vivants, comme lʼénergie nucléaire. La vie a tendance à se développer exponentiellement, mais cette croissance est limitée par le taux de renouvellement des ressources énergétiques liées au débit énergétique du soleil. En levant cette limitation, lʼutilisation dʼénergies nouvelles a rendu possible le développement économique très rapide des sociétés libérales actuelles, développement qui a pris peu à peu les caractéristiques des tumeurs cancéreuses. On a vu, toutefois, que ce développement est dû à lʼabsence dʼenzyme spécifique à la nouvelle voie métabolique que sont les énergies renouvelables. Une cure est donc possible pour ce cancer sous la forme de monnaies complémentaires.

Lʼhumanité vient probablement de traverser une période unique de son existence. À partir de conditions primitives elle a pu, grâce aux énergies fossiles, développer des technologies avancées. Le pétrole aura joué le rôle du lait maternel, induisant sa croissance et le développement de son intelligence collective. Cʼest aujourdʼhui le moment du sevrage. Alors de deux choses lʼune. Ou bien elle succombe à son cancer, par exemple à la suite dʼune guerre nucléaire. Alors, comme lʼa dit Fred Hoyle, cʼest la fin du développement de lʼintelligence sur cette planète, et sans doute lʼextinction de lʼespèce humaine. Ou bien elle en guérit, grâce au régime de restriction calorique quʼelle va devoir subir, accompagné des enzymes appropriés que sont les monnaies complémentaires. Alors, son intelligence collective va continuer à évoluer et lʼHomme va enfin prendre conscience des lois fondamentales qui régissent son évolution.

 

Bibliographie

(1) Thomas Robert Malthus (1766-1834) est un pasteur protestant né en Grande Bretagne. Il est lʼauteur dʼun essai sur le principe de population.

(2) Pablo Servigne, Raphaël Stevens. Comment tout peut sʼeffondrer, Seuil (2015).

(3) Fred Hoyle, traduit de « Of Men and Galaxies » (1964), réédité en 2005 par Prometheus Books.

(4) Ilya Prigogine (1917-2003) est un physico-chimiste belge, dʼorigine russe. Il a reçu le prix Nobel de chimie en 1977.

(5) A. Kleidon, R. D. Lorenz, Non-equilibrium Thermodynamics and the Production of Entropy, Springer (2005).

(6) Ludwig Boltzmann, Populare Schriften (Popular Writings). Leipzig: J. A. Barth (1905).

(7) Alfred Lotka, Contribution to the Energetics of Evolution. PNAS 8, 147- 151, et: Natural Selection as a Physical Principle, PNAS 8, 151-154 (1922).

(8) Frederick Soddy, Wealth, Virtual Wealth and Debt, George Allen & Un- win Ltd (1926).

(9) Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les ma- chines propres à développer cette puissance, Bachelier (1824).

(10) Ricard V. Solé, Phase transitions, Princeton (2011).

(11) Per Bak, How Nature Works. The science of self-organized criticality, Springer-Verlag (1996) . Traduit en français sous le titre: « Quand la nature sʼorganise: avalanches et tremblements de terre ». Flammarion (1999).

(12) Eric Chaisson, Cosmic Evolution: The Rise of Complexity in Nature, Harvard (2002).

(13) François Roddier, Thermodynamique de lʼévolution, éd. Parole (2012).

(14) François Roddier, De la nécessité dʼune décroissance, dans: Écono- mie de lʼaprès-croissance. Politiques de lʼAnthropocène II, sous la direction dʼAgnès Sinaï. éd.: les presses de SciencesPo (2015).

(15) François Roddier, La thermodynamique des transitions économiques. Conférence donnée à Paris le 12 mars 2015 pour le Shift Project: https://www.youtube.com/watch?v=5-qap1cQhGA. Texte publié dans Res Systemica: (http://www.res-systemica.org/afscet/resSystemica/vol14-oct2015 /Res-Systemica-vol14.html).

(16) Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil (2014).

(17) Robert E. Ulanowicz, Increasing entropy: heat death or perpetual har- monies. Int. J. of Design & Nature and Ecodynamics. Vol. 4, No. 2 (2009) 83-96.

(18) Bernard Lietaer, Au cœur de la monnaie, Yves Michel (2011).

(19) Pablo Servigne, Nourrir lʼEurope en temps de crise, Nature et Progrès (2014).

(20) Douglas Hanahan, Robert Weinberg, The hallmarks of cancer, Cell, vol.100, pp. 57-70, 2000.

(21) http://www.francois-roddier.fr/?p=43