Pékin, Shanghai, Canton, Shenzhen, Chengdu, Hangzhou. Ville après ville, les mêmes avenues commerçantes, les mêmes « mall », les mêmes boutiques de luxes. Pour le voyageur qui, lorsqu’il est en France, se tient volontiers à l’écart de ces endroits, la Chine semble être devenue un gigantesque centre commercial. Vision subjective et biaisée, bien sûr. Je n’aurais vu que quelques quartiers de quelques grandes villes. La Chine est riche de fabuleux trésors naturels que je n’aurais hélas pas eu le temps de contempler. Mais cette expérience subjective, c’est aussi, en partie, la Chine d’aujourd’hui.
Les écrans publicitaires vidéo, sonorisés, se glissent dans les moindres interstices de l’espace public. Le soir venu, des écrans lumineux géants, de la taille des immeubles, créent une ambiance proche de celle du film « Blade runner ». La saturation des sens due à cette profusion d’images animées, de sons, de musiques, de messages publicitaires auxquels je ne comprends rien provoque en moi une sorte d’écœurement, comme une pâtisserie trop sucrée qui, saturant nos papilles, déclenche une sensation de satiété proche du dégoût. Cela ne semble pas être le cas des chinois que je croise. Ils prennent visiblement plaisir à cette immersion sensorielle. Ils donnent l’impression de se ruer sur la consommation de masse et de luxe comme un être assoiffé se précipiterait avidement sur la première source d’eau potable.
Venu parler ici d’une économie réconciliée avec le vivant, de villes inspirées par la nature qui (re)feraient une place à la biodiversité, je m’interroge, en ce soir où j’erre dans le centre de Chengdu. Où est-elle, la nature ? Est-elle dans le cœur des passants ? Est-elle encore seulement dans leurs rêves ? Je croise des regards, des sourires. Me sont-ils adressés ? Ou est-ce ce promeneur solitaire, contemplatif et rêveur, qui prête à sourire tant il semble incongru à flâner ici sans rien acheter ?
Soudain, le chant d’un grillon se fait entendre, émergeant au milieu des publicités sonores, des sonneries de téléphone et des bruits de moteurs. Incrédule, je m’approche. C’est bien un grillon. Un maigre parterre de plantes ornementales lui sert d’habitat. De toutes ses forces, il semble murmurer à notre conscience. Se faisant porte parole d’une nature si discrète en ce lieu, il nous parle. « Je suis là » dit-il. « Vous êtes ce que je suis ». « Ni maîtres, ni possesseurs, vous êtes ce que nous sommes : vivants ».
Cette expérience, visuelle et sonore, cette « rencontre », me plonge dans un abîme de pensées. Même dans ce monde « dickien », il reste quelque chose de la nature. Et le peu qu’il reste peut suffire à nous submerger d’émotion. Un peu comme ce personnage du roman « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques », bouleversé après avoir aperçu une simple araignée dans l’escalier d’un immeuble désaffecté. Le premier véritable animal vivant qu’il ait vu depuis des années, de toute sa vie peut-être.
Cette expérience, cette « rencontre », restera dans ma mémoire comme un moment étrange, magique, révélateur aussi, au milieu d’un séjour en Chine d’une richesse humaine incroyable.
Les défis écologiques et sociaux sont immenses, en Chine comme ailleurs. Et les raisons d’espérer sont, ici comme ailleurs, dans les espoirs et les initiatives des femmes et des hommes. J’ai ressenti, en particuliers chez les jeunes, venus très nombreux à mes conférences, une attente et une envie d’agir extraordinaire. J’ai fait ici de très belles rencontres, et il serait impossible de les citer tous.
Mais comment oublier cet échange que j’ai pu avoir avec Mme ZHANG Shiqiu à l’Institut français de Pékin, sur le chemin qui nous reste à parcourir, en ces deux points du monde si différents que sont la France et la Chine, vers une économie écologique et solidaire. Sur le sens même des mots, comme celui qui en chinois désigne l’écologie, regroupant les caractères « vie » et « relation ». Comment ne pas penser à Robert Barbault qui disait que l’écologie est la plus belle des sciences, car c’est celle qui étudie les relations entre les êtres vivants.
Comment oublier cette rencontre à Canton avec des jeunes étudiants en langues, mais aussi en design, en économie ou en architecture, et leur avidité à en savoir plus sur le champs des possibles pour mettre en œuvre, chacun dans leur domaine, la permaéconomie ?
Comment oublier ce dialogue avec M. NAN Zhaoxu, éditeur, auteur et naturaliste chevronné, qui mobilise des centaines de bénévoles pour inventorier et préserver la très riche biodiversité de Shenzhen, et n’hésite pas pour cela à s’opposer – avec succès – à de vastes projets immobiliers.
Comment oublier M. Shikun LU, qui a ouvert la première école Freinet en Chine, mettant en application des principes proches de ceux de la permaéconomie pour l’éducation des enfants à la curiosité, à la coopération, à l’interdisciplinarité et à l’expérimentation ?
Il y a ceux qui auront rendu ces rencontres possibles, que je voudrai remercier. Il y a ces regards, ces mains qui se lèvent, ces questions, ces lumières qui s’allument dans les yeux, ces rêves qui s’éveillent, que je n’oublierai pas. Une part de moi restera ancrée ici, où je vous ai connus.
Et puis il y eu toi, l’improbable grillon de Chengdu.
Alors, en plus de tous les humains que j’ai rencontré ici, en plus de ces échanges et ces conversations d’une richesse inouïe que j’ai pu avoir en préparant ces conférences, en les donnant ou lors des rencontres informelles qui les ont suivies, je voudrais te dire, à toi aussi cher grillon, merci.
Grillon, cher grillon. Discrète persistance d’un monde oublié auquel nous appartenons tous, toi et nous.
Grillon, cher grillon. Bien plus qu’une survivance du passé, tu es la promesse d’une résurgence, d’une renaissance.
Grillon, cher grillon, tu nous invites à larguer les amarres qui nous relient encore à ce vieux monde qui se meurt pour jeter l’ancre sur les rivages d’un nouveau monde.