Présentation officielle de « Permaéconomie » en Chine

C’est hier, mercredi 20 septembre, qu’a eu lieu à Pékin, au siège de la Fédération Littéraire et Artistique de Chine, la conférence de lancement de la collection « Développement en vert » par les éditions CLAP (China Litterature and Art Publishing). Cérémonie très protocolaire en présence de nombreux dignitaire, de la presse, de représentants de la jeunesse, de Monsieur Jean-Baptiste Main de Boissière, Ministre Conseiller de l’Ambassade de France en Chine et de Madame Delphine Halgand, attachée culturelle au service livre et débat d’idées.

Cette nouvelle collection et l’aboutissement d’un ambitieux et audacieux projet, porté par Mme Delphine Halgand, qui consiste en la publication, en Chine, de 40 ouvrages sur l’environnement écrits par des auteurs français.

Il s’agit d’une première pour ce pays en pleine transformation, largement confronté à la crise écologique. Les 3 premiers ouvrages publiés dans cette collection sont « Osons », de Nicolas Hulot, ainsi que « L’économie expliquée aux humains » et « Permaéconomie ». Les sorties des autres ouvrages (dont des livres de Michel Serre, Bruno Latour, Jean-Marc Jancovici, Pierre Rabhi, Jean Jouzel, Pascal Canfin, Baptiste Morizot, Corrine Pelluchon, Geneviève Ferrone et bien d’autres) seront étalées d’ici à janvier 2018.

Cette conférence a aussi été pour moi l’occasion d’avoir le plaisir de retrouver Hu Yu, que j’avais connue comme interprète en 2017 et qui a traduit « Permaéconomie », et de faire la connaissance de Min Wang, qui a traduit « L’économie expliquée aux humains ».

Avec Min Wang (à gauche sur la photo) et Hu Yu, traductrices de « L’économie expliquée aux humains » et « Permaéconomie »

J’ai été invité à représenter les auteurs français lors de cette conférence et à y faire une allocution, dont vous pourrez retrouver le texte en fin de cet article.

La conférence officielle de lancement de cette nouvelle collection a été suivie d’une conférence publique à l’université de BEIDA, sur le thème du biomimétisme appliqué au développement urbain : « A quoi ressemblerait une ville bioinspirée faisant une place à tous ? ».

Source et article (en chinois) : http://econ.pku.edu.cn/displaynews.php?id=103414

Ci-dessous le texte de mon allocution à l’occasion de cette cérémonie :

Mesdames et messieurs,

Nous sommes à un moment étrange de l’histoire de l’humanité. Alors que les ressources naturelles s’épuisent, que le dérèglement climatique s’emballe, que les espèces vivantes qui composent la symphonie de la biodiversité disparaissent à un rythme effrayant, il semble, paradoxalement, que ce dont nous risquons de manquer en premier n’est pas d’ordre matériel mais bien immatériel : la confiance.

Jacques Weber[1], un économiste et anthropologue français, avait coutume de dire que la pauvreté n’est pas qu’une question d’argent. Être pauvre, c’est avant tout être dans l’incapacité d’agir sur son futur. Il ajoutait que la misère, c’est être dans l’incapacité d’agir sur son présent. Pauvreté, misère : plus qu’une question pécuniaire, c’est une question de maîtrise, de rapport au temps. De même, la question du développement, même si je préfère pour ma part employer le terme de prospérité, est indissociable de notre rapport au temps et de la confiance. De la confiance en nous, de la confiance entre nous, les uns envers les autres, de la confiance en l’avenir. Car la prospérité, c’est avant tout, et bien au delà d’une question pécuniaire, notre capacité à envisager l’avenir. Pro spero, en grec ancien : se projeter en avant. La prospérité, c’est notre capacité à préparer, ensemble, un avenir souhaitable. Investir, faire des projets, éduquer ses enfants, diffuser les connaissances, c’est préparer l’avenir.

Notre époque n’est pas avare de paradoxes, dont celui-ci : jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons accumulé autant de ressources matérielles et de moyens techniques. Jamais nous n’avons eu un accès aussi aisé à l’énergie et aux ressources vitales. Et pourtant, jamais nous n’avons eu aussi peu confiance : en l’avenir, les uns envers les autres, en nous-mêmes.

Est-ce parce que nous avons peur que cela ne dure pas ?

Car il y a cet autre paradoxe : si nous manquons de confiance, nous ne manquons pas non plus d’arrogance. C’est même, peut d’être, en totale contradiction avec ce que je viens de dire, aussi d’un excès de confiance, notamment dans notre technologie, que nous souffrons. Nous avons voulu nous rendre, selon l’expression de Descartes, « comme maître et possesseur de la nature ». Nous avons voulu domestiquer le vivant, réguler le climat, endiguer les cours d’eaux, détourner les fleuves de leur cours naturel, canaliser la nature.

Souffrons-nous alors d’un excès de confiance ou au contraire d’un déficit de confiance ? Et si nous étions, en fait, tiraillés en permanence entre excès et manque, sans parvenir jusqu’ici à trouver le juste équilibre. Et si c’était justement d’un nouveau regard sur la nature, sur le vivant et sa dynamique d’évolution dont nous avions le plus besoin ? Et si ce nouveau regard, cette nouvelle harmonie, nous permettait de retrouver plus de confiance en nous, un peu plus de confiance en l’avenir ?

Bien sûr, en attendant, les raisons de s’inquiéter ne manquent pas.

Le climat s’emballe. Nous en ressentons les effets tous les jours. La fréquence, mais aussi la brutalité des événements climatiques extrêmes comme les cyclones, les inondations, les sécheresses ne font que s’amplifier, causant chaque année plus de dégâts et faisant chaque année plus de victimes.

Les sols s’érodent. Les nutriments qu’ils avaient accumulés pendant des dizaines de millier d’années s’en vont, sous l’effet de l’artificialisation, du labour intense, de la déforestation et de pratiques agricoles inadaptées. Ils s’en vont, lessivés par les pluies, balayés par le vent, et rejoignent, hélas, les fleuves, lacs et océans où, en surabondance, ils provoquent un autre drame : l’eutrophisation. L’excès de nutriments, notamment d’azote et de phosphore, provoque un effondrement des écosystèmes humides qui peut aller jusqu’à leur stérilisation.

Le carbone, que nous rejetons massivement dans l’atmosphère depuis le début de l’ère industrielle, ne fait pas que bouleverser le climat. Absorbé par les océans, il provoque leur acidification. Alors que la composition chimique de l’océan était stable depuis des centaines de millions d’années, cette brutale acidification perturbe le développement du plancton, la base de toutes les chaînes alimentaires. Ce plancton qui joue aussi un rôle majeur dans l’absorption du CO2 par les océans. La boucle est bouclée. Le changement climatique est désormais un phénomène autoalimenté.

La biodiversité, dont nous dépendons pour chacun de nos besoins les plus élémentaires, comme boire, manger ou respirer, s’effondre, sous nos yeux, à un rythme sans précédant non seulement dans l’histoire de l’humanité, mais aussi dans l’histoire du vivant. Or, la biodiversité, c’est aussi, au delà de sa valeur intrinsèque, éthique, esthétique  et philosophique, notre assurance vie pour l’avenir. Notre santé. Notre allié dans la lutte contre le changement climatique et la modération de ses effets.

Je ne détaillerai pas, pour éviter d’achever de vous décourager, les pollutions diverses de l’air, des eaux ou des sols, l’épuisement des ressources fossiles, les perturbations dramatiques des cycles de l’azote et du phosphore, l’accumulation d’aérosols et de particules fines en suspension dans l’atmosphère et la stratosphère, qui perturbent jusqu’à la photosynthèse, ou encore, et oui, nous en somme là, la modification de l’albédo de la surface terrestre, ce paramètre qui influe sur la régulation globale du climat.

Vous êtes inquiets ? J’en suis désolé. Mais vous avez raison. Il y a de quoi. Même si les humains, dans leur ensemble et quelque soit leur niveau de développement, devenaient écologiquement vertueux, du jour au lendemain ; même si nous arrêtions, aujourd’hui, toute émission de CO2 et de substances polluantes, les effets des rejets du passé se feraient encore sentir pendant des décennies. Le système planétaire a ses inerties. Sujet à des effets de seuil, il peut se dérégler et s’emballer, comme il a commencé à le faire, sous notre action. Et le retour à l’équilibre pourra être long.

Mais nous ne devons, en aucun cas, céder au découragement. Le pire serait, après des décennies de déni et de scepticisme qui ont freiné la mobilisation collective pourtant si nécessaire, de sombrer directement, sans passer par la case « action », dans le découragement et l’amertume.

Le monde change, à toute vitesse et dans toutes les directions. Pour le meilleur mais aussi pour le pire. Il ne tient qu’à nous de n’en garder que le meilleur et de rejeter le pire.  

Partout dans le monde, des humains, quelque soit leur genre, leur niveau d’éducation, leur position dans la société, leur âge ou leur profession, se mobilisent. Ils inventent, et cela fait plaisir à voir tant leur imagination est sans limite, de nouvelles manière de produire et de consommer. Ils inventent, et cela fait plaisir à voir tant ils sont tenaces et motivés, de nouvelles manières d’habiter les villes ou les campagnes, de nouvelles manières d’habiter le monde, de nouvelles manières d’être au monde.

Curieux, observateurs, à la fois humbles, compétents et créatifs, ils regardent autrement la nature. Ils y puisent la source de leur inspiration. Ils contemplent, observent et réfléchissent à la manière dont la vie, depuis 3,8 milliards d’année, invente, s’adapte, s’organise, structure la matière et l’information, produit, coopère.

Le biomimétisme, puisque c’est de cela qu’il s’agit, nous permet de comprendre que nous pouvons demander bien plus que des ressources physiques à la nature, car les principales richesses de la nature sont d’ordre immatérielles.

Léonard de Vinci disait à ses élèves : « Allez prendre vos leçons dans la nature, car c’est là qu’est le futur ». S’inspirer de la nature pour innover autrement, durablement, en cherchant à comprendre ce qui fait que « dans la nature, ça marche » et « pourquoi ça dure », c’est cela le biomimétisme. La nature peut-être un modèle, une source d’inspiration, mais aussi un mentor qui nous guide vers la durabilité.  

A travers le biomimétisme, nous découvrons que la nature peut être une source d’inspiration. Il est possible, sans la dégrader, d’y puiser des ressources immatérielles, des leçons, des informations, dont la valeur est au moins équivalente, voire largement supérieure, à celle des ressources matérielles que nous surexploitons aujourd’hui.

Notre agriculture, notre économie, nos villes et nos habitats seront, demain, inspirés par la nature. Sobres en énergie, neutres en carbone, notre économie et notre agriculture seront régénératrices, c’est à dire qu’elles répareront ce qui a été hier dégradé par nos excès, notre insouciance et notre négligence collective passée. Cette agriculture, cette économie, ces villes de demain seront plus résilientes, plus autonome, plus évolutives, mais aussi plus accueillantes et hospitalières, plus agréables à vivre, plus conviviales.

L’économie circulaire, par exemple, peut être définie comme une économie inspirée par le vivant, visant à découpler la création de valeur de la consommation de ressources naturelles. Elle s’oppose en cela à notre économie actuelle, linéaire dans le sens où elle épuise d’un coté les ressources pour accumuler les déchets de l’autre.

Bien plus qu’un assemblage de « recettes » et de solutions techniques visant à recycler ou à réduire les déchets, l’économie circulaire doit relever d’une véritable stratégie. Elle est l’occasion d’inventer de nouveaux modèles de valeurs, de nouveaux modèles économiques, de nouveaux modes de production et d’organisation des flux. Ce sont les innovations immatérielles, plus encore que l’innovation technologique, qui conditionneront le succès de l’économie circulaire. Il s’agit d’apprendre à mieux coopérer, à créer et entretenir les conditions de la confiance, à organiser autrement les filières et les modes de production. Il s’agit d’inventer de nouveaux modes de relations entre clients et fournisseurs, entre producteurs et consommateurs. Il s’agit enfin de penser autrement l’aménagement des territoires pour renforcer leur résilience.

Cette nouvelle économie, je l’appelle « permaéconomie » pour sa capacité à créer d’elle même les conditions de sa propre pérennité, comme la permaculture répare, restaure et entretien la fertilité des sols. Son succès repose sur une nouvelle manière, pour les humains, d’envisager leur rapport au monde, notamment au monde vivant non humain et à la nature dans son ensemble.

Et pour cela, il nous faudra peut-être renoncer à certaines certitudes. En 1637, dans « Le discours de la méthode », René Descartes invitait l’humanité à se « rendre comme maître et possesseur de la nature ». Mais l’enjeu est-il encore, aujourd’hui, de chercher, en mobilisant toutes les ressources de la raison, du savoir et de la technique, à nous extraire de la nature, à nous couper du reste du vivant ? N’est-il pas plutôt de comprendre que notre avenir repose pour l’essentiel sur des processus naturels que nous ne maîtrisons pas ? N’est-il pas temps de renoncer à nos illusions passées pour accepter enfin la réalité telle qu’elle est : complexe, spontanée, émergente, imprévisible ? N’est-il pas temps de nous réconcilier avec la nature, de faire la paix avec le vivant, plutôt que de nous épuiser à lui mener un combat sans issue ? Cette perspective de paix et d’harmonie nouvelle n’est-elle pas autrement plus satisfaisante que toutes les conquêtes éphémères et illusoires ?

Changer notre regard sur la nature, c’est comprendre que nous en dépendons. C’est accepter que nous n’en sommes pas séparés et que, malgré tous nos efforts, nous n’en serons jamais ni maîtres ni possesseurs. Cette vision de la vie va changer notre façon de penser et d’envisager l’avenir. Loin d’être un renoncement, elle pourrait bien amorcer une nouvelle phase, plus harmonieuse, plus joueuse peut-être, de l’histoire humaine. Elle nous inviterait à adopter une nouvelle posture, qui s’apparenterait plus à celle d’un surfeur, humble et agile sur la crête de la vague, qu’à celle d’un bulldozer, à la puissance factice et finalement dérisoire quand les éléments finissent par se déchaîner.

Nous devons apprendre à vivre en symbiose avec la nature. Et la bonne nouvelle, c’est que nous avons déjà commencé. Chaque jour qui passe, des initiatives se déploient un peu partout à la surface de la terre, à travers ces paysans qui inventent une nouvelle agriculture, ces entrepreneurs qui inventent une nouvelle économie, ces consommateurs qui inventent d’autres formes de coopération, ces citoyens qui inventent d’autres formes de solidarité. Chaque jour qui passe, nous devenons un petit peu plus des « symbiotes » plutôt que des guerriers conquérants. Nous progressons.

Nous aspirons tous au bonheur, à plus d’harmonie, à plus de sens dans nos vies professionnelles. Nous souhaitons tous léguer à nos enfants des conditions de vie au moins aussi bonnes, voire meilleures que celles dont nous avons bénéficié pour nous. Certes, les défis sont immenses, mais jamais nous n’avons eu autant d’opportunités d’agir, autant d’occasions d’influer chacun, là où nous sommes, sur l’avenir du monde. Que faire alors ? Par où commencer ? Et s’il s’agissait simplement, et avant tout, de reprendre confiance en nous, d’accepter la réalité au lieu de la fuir, d’apprendre les uns des autres en nous écoutant avec bienveillance et en partageant nos savoirs et nos expériences, de mieux coopérer ? Et si, après tout, construire ce nouveau monde c’était déjà une façon d’y vivre, dès aujourd’hui ? Et si, être acteur du changement, c’était déjà une manière de le vivre ?

N’attendons pas demain pour agir. Car ce nouveau monde est déjà là, bien vivant. Nous en sommes les ferments. N’y a t-il pas là une perspective réellement enthousiasmante ?

Emmanuel Delannoy, Pékin, 20 septembre 2017

[1] Jacques Weber (1946 – 2014) est un anthropologue et économiste français, spécialiste de la biodiversité et de la gestion des ressources naturelles.

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