Des montagnes de questions

« J’ai dans les bottes des montagnes de questions », a chanté un poète.

A l’heure où les certitudes s’affirment plus haut et fort que jamais, je dois bien reconnaître que, oui, c’est vrai, oui, d’avoir les bottes – et la tête – encombrées de questions, ça n’aide pas forcément à avancer. Mais si ça peut, au moins, éviter de foncer tête baissée dans le mur, alors c’est déjà ça.  Si ça peut éviter de s’engouffrer sans le moindre esprit critique dans le sillage des gourous et des hommes providentiels qui poussent comme des champignons dans le sillage d’un nuage radioactif, alors c’est peut-être salutaire.

Sans que j’y voie le moins du monde un motif de fierté, je dois bien avouer que, lesté de doutes, de questions et aussi, un peu, de déceptions face à la manière dont une partie de nos semblables aura montré autre chose que le meilleur d’elle-même, je suis jusqu’ici resté coi. Je n’ai pas eu ni le cœur, ni l’envie de surfer sur la crête des discours sur « le jour d’après ». Non que j’en conteste le fond, ni sans doute l’utilité, mais je crains qu’ils ne contribuent malgré eux à préparer le terrain pour une prochaine vague de désillusions.

Sauf à être de ceux qui plaident – ce n’est pas mon cas – pour un rattrapage et un retour à la routine de l’avant crise, les transformations dont il est question prendront du temps. Il serait irresponsable, et dangereux, de laisser croire que le choc du COVID-19, conjugué au recul favorisé par le confinement, suffiront à nous faire basculer vers un autre monde, si désirable, équitable et soutenable soit-il. Les héros du quotidien, et ils sont plus nombreux qu’on ne le pense, sont fatigués. L’usure, le sentiment d’isolement, l’épuisement, la peur, les incertitudes multiples sur l’avenir, la douleur d’avoir perdu un ou des êtres chers, tout cela va fragiliser encore un peu plus les citoyens et les gens ordinaires que nous sommes, atomes d’une société mise à mal dans sa cohésion. Fatigué, en peine de perspectives mobilisatrices et ne voyant pas le bout du tunnel des crises qui se succèdent années après années et dont les séquelles s’accumulent, le « peuple », se souviendra longtemps de l’épreuve. Les points de repère, les référentiels et l’ordre des priorités seront chamboulés en profondeur et pour longtemps, sans que d’autres soient aujourd’hui prêts pour prendre la relève.

Ne vous y trompez pas : mon propos n’est pas ici de plaider pour un attentisme irresponsable, car ce qui va se passer dans les semaines et les mois à venir sera déterminant. Tout pas dans la mauvaise direction impactera pour des années notre marge de manœuvre à venir. Tout progrès vers une réorientation de l’économie au service de l‘essentiel, c’est-à-dire de l’humain du vivant, constituera un socle solide pour les avancées futures. Nous ne sommes pas engagés dans un sprint mais dans un marathon, voire un super marathon. Ce n’est pas un grand soir qui est devant nous, mais un changement de civilisation. Nous sommes devant des transformations qui vont prendre des années, voire des décennies. Ce genre de transformations profondes qui, par nature, ne se produisent pas consciemment, ni encore moins d’un coup de baguette magique. Elles se constatent à posteriori, alors que personne, dans le feu de l’action, n’a réellement pris la mesure de ce qui se passait. Un jour, des historiens écriront : « à ce moment-là, il s’est passé quelque chose« , peut-être même diront-ils que c’était une révolution, comme nous le faisons aujourd’hui pour désigner ce qui s’est passé en occident au milieu du XIXème siècle.

Mais en attendant, ce qui se passe aujourd’hui est difficile à vivre pour tout le monde, terrible pour les plus vulnérables. La crise du COVID agit comme un révélateur des inégalités et des précarités auxquels certains d’entre nous sont soumis. Il y aura de la rancœur. Il y a eu déjà beaucoup de déceptions, beaucoup de désillusions. Prenons garde à ne pas les alimenter par des messages qui promettraient un « jour d’après » qui n’aura pas lieu. La sortie de crise sera longue. La convalescence des esprits et la restauration du désir le sera plus encore. Le « nouveau récit » dont une civilisation a besoin pour émerger n’est pas encore écrit. Il sera le résultat d’un processus long, dans lequel chacun doit pouvoir se projeter, dans lequel chacun doit pouvoir se sentir accueilli, bienvenu même, et entendu.

Je comprends les impatiences, notamment de ceux qui, comme vous sans doute, comme moi aussi, militent depuis des années pour une autre économie, pour d’autres solidarités, pour d’autres partages et d’autres relations entre les vivants, tous les vivants. Mais la précipitation et l’assurance que peuvent donner la certitude d’avoir été « du bon côté de l’histoire » et d’avoir entrevu, plus tôt que d’autres, ces nouveaux horizons seraient mauvaises conseillères. Plus que jamais, nous allons avoir besoin de faire preuve de constance, de patience, de capacité d’écoute, de bienveillance et d’humilité. Nous allons hélas, peut-être encore pendant des années, voire des décennies, voir nos nombreuses et discrètes victoires occultées par les cinglantes défaites que nous continuerons à encaisser. Il y aura des moments forts, des moments formidables, mais aussi des moments difficiles.

Prenons soin les uns des autres, en particulier des plus faibles et de ceux qui doutent. Car c’est peut-être d’eux que viendra demain la force et la cohésion du collectif. Je ne sais pas si ce dont nous aurons le plus besoin sera l’espoir, ou le courage. Mais je sais que ni l’un, ni l’autre, ne suffiront. Nous allons avoir besoin les uns des autres.

2 réponses sur “Des montagnes de questions”

  1. Merci. Le mot marathon est approprié, un marathon individuel a l échelle de notre vie et un marathon collectif.
    Je nous souhaite de l ancrage et de l angagement et beaucoup de créativité .merci encore pour ces mots qui résonnent et me disent que j ai raison de croire en mes rêves et idéaux d un monde beau créatif solidaire bienveillant.

    Marie Letondal
    spiralem.blogspot.com

Répondre à Dessioux Annuler la réponse.