Note : C’est un article important que je relaie aujourd’hui, avec l’autorisation de son auteur, Guillaume Pérocheau, enseignant chercheur à Aix-Marseille Université. En proposant une remise à plat des 4 mythes fondateurs du management, il ouvre des perspectives absolument passionnantes. Je n’en dit pas plus et vous laisse lire. Comptez sur moi pour y revenir bientôt.
L’échec du Management
Depuis les années 50 nous sommes entrés dans l’ère géologique dite de l’Anthropocène, une ère dans laquelle l’activité humaine est la principale force géologique (Crutzen 2002; Steffen et al. 2007). Or il s’agit d’une Anthropocène péjorative : l’extinction des espèces est 100 fois plus rapide que dans l’ère précédente (Leakey 1996), et désormais, chaque année, le suicide fait plus de morts que l’ensemble des guerres sur la planète (Anon n.d.). Si l’activité humaine est la cause de cette Anthropocène, c’est donc qu’il faut revoir notre vision même de ce qu’est l’activité collective des hommes. Or, le paradigme dominant en ce domaine est le management, dont les mythes et récits gouvernent l’activité dans des millions d’entreprises, commerces, prisons, hôpitaux, universités, ONG à travers le monde depuis presque un siècle. Pour vivre un autre anthropocène, une autre ère de l’homme, nous devons donc faire un changement complet de paradigme en matière de management, de gestion, d’organisation.
Pour construire un pont, faire rouler des trains, soigner des patients dans un hôpital, explorer des fonds marins, faire de la recherche, nourrir les hommes, s’amuser, il faut bien se coordonner, se rencontrer, se donner des cadres, avoir un minimum de planification, il faut aussi échanger. Or, depuis le début de la révolution industrielle, nous avons inventé un ensemble de règles, de pratiques, de récits, de concepts, pour orchestrer l’activité collective. Cet ensemble polymorphe, que nous désignons du mot valise « Management », s’appuie selon nous sur 4 mythes fondateurs :
Les 4 mythes fondateurs du Management
- Le premier mythe, imposé par les économistes, c’est que l’activité collective a comme but principal de satisfaire des agents économiques rationnels (Smith 1776),
- Le second mythe, issu de l’impérialisme des grandes nations, est que pour croître, on doit, on peut exploiter des ressources naturelles (Zimmerer 2001),
- Le troisième mythe, issu des sciences de gestion, est que nous avons besoin de règles et de pratiques pour améliorer la performance des organisations (voir … n’importe quel manuel de Management).
- Et le quatrième mythe, issu de la politique, est que l’arrière-plan de l’activité collective, c’est la guerre économique perpétuelle (Colin 2012).
Ces 4 assertions sont des mythes, en ce sens qu’elles sont des affirmations auto-réalisatrices (Merton 1948), ancrées dans une vision du monde (une ontologie) dualiste. Dualiste, parce qu’elle sépare l’homme de la nature, le corps de la pensée, le Nord du Sud, le client du fournisseur, etc.
Nous proposons ici une alternative, le concept du permanagement, qui décrit un ensemble de principes et d’outils pour repenser l’activité collective, en renversant en profondeur ces quatre mythes pour tenter de construire un Anthropocène heureux. Il s’agit d’un néologisme entre Management et Permaculture. Le préfixe »perma » renvoie également à la permission (que l’on donne, que l’on reçoit, celle d’être libre) et à la perméabilité, qui est une autre manifestation de l’interdépendance.
Le Permanagement dans un monde non-dual
Nous ancrons le permanagement dans une vision non-dual du monde,(Hanh 1988; Besel 2011; Latour 1999) dans laquelle nous comprenons qu’une femme, un homme, un plant de vigne, une entreprise, un pont, un syndicat, un allemand et un indonésien sont interdépendants les uns des autres, et sont des processus en transformation perpétuelle. D’ailleurs cette ontologie non-duale s’impose d’elle-même dans l’Anthropocène, puisque dans cette ère géologique nous savons que la façon dont je mange à Toulon ou dont tu te déplaces à Dijon, aura un impact direct sur les conditions de vie d’un mineur en Afrique, ou sur le devenir de la grande barrière de Corail. Ce n’est donc pas tant une posture politique ou philosophique que le simple ré-alignement avec la nature réelle du monde.
Le schéma du permanagement présenté ci-dessous s’inspire visuellement de la notion japonaise de l’Ikigaï, et aussi de certaines représentations faites du développement durable, en y ajoutant la dimension « s’organiser ».
Aux intersections de ces cercles, apparaissent les notions de Liberté, de responsabilité, d’équité et de durabilité, qui seront commentées par ailleurs.
Satisfaire Homo Economicus => A) Rencontrer des êtres Vivants
Le premier changement de paradigme concerne la notion d’Homo Economicus. L’idée que les hommes au travail, les hommes consommateurs, sont avant tout des agents économiques rationnels faisant des choix rationnels, dans le but de maximiser leur satisfaction personnelle, cette idée reste encore très profondément ancrée dans nos façons de voir les humains (Anderson 2000). Ce concept d’Homo Economicus, projette l’image d’un humain seul, séparé des autres humains et séparé du monde, tentant de satisfaire ses besoins. Et c’est cet être là, insatisfait et égoïste, que le management tente habituellement au mieux de servir ou d’éduquer, de motiver, de contrôler et au pire de manipuler .
Dans le permanangement, nous défendons l’idée de rencontrer des êtres vivants. L’enjeu de la vie, l’enjeu de la vie en société, du travail, de la vie collective, c’est d’aller à la rencontre de l’immense complexité des êtres vivants que nous croisons chaque jour. A commencer par aller à la rencontre de nous-même, de ce qui nous anime. Les humains ont des émotions , un passé, des habitudes, une culture, une langue, un réseau, des rêves, et éventuellement, une inclination profonde à contribuer, à prendre soin (Böckler et al. 2016; Batson 2011; Singer et al. n.d.; Ricard 2013) L’humain que nous décrivent d’autres branches des sciences sociales, comme l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, les neurosciences, l’histoire, la littérature, est un être infiniment plus riche et plus complexe que cette vision réductrice d’un homme agent économique.
De plus, l’humain n’est pas le seul être vivant sur cette planète, et dans son activité et ce depuis la nuit des temps, il est accompagné par des animaux et des plantes avec qui il vit en osmose, et sans lesquels aucune vie n’est possible. Ces êtres vivants là aussi, nous souhaitons les rencontrer.
Améliorer la performance des Organisations => B) S’organiser en Harmonie
Le deuxième changement de paradigme concerne notre approche de l’activité collective. Lorsque nous manageons notre activité, nous souhaitons avant tout améliorer la performance de nos organisations. Nous travaillons pour le bien d’une entité abstraite, une personne morale, nous la réifions, nous pensons qu’elle a une culture, une autonomie, nous prenons soin de sa structure, de ses processus, de son image, de ses frontières. Nous feignons de croire que nos organisations sont permanentes, et nous souffrons lorsque nous devons les adapter, les modifier, les quitter (Weick 2012).
Dans le permanagement ce n’est pas la performance qui est le but ultime mais c’est l’harmonie. La performance, la structure, les processus, l’image, ne sont là que pour favoriser l’harmonie entre des femmes et des hommes qui souhaitent se coordonner dans le travail. On ne met pas l’accent sur une organisation réifiée, mais sur le verbe s’organiser(Weick et al. 2005). Une entreprise est un processus, une transformation, le résultat des efforts combinés, une flamme. C’est plus un verbe, une action en train de se faire (une entreprise), qu’un substantif, un objet. Nous préférons participer à une entreprise plutôt que de travailler dans une boîte. Entreprendre, c’est prendre ensemble.
Lutter dans la Guerre économique => C) Echanger dans la Paix Economique
Le troisième changement de paradigme concerne le mythe de la compétition. En Occident et dans une grande partie de l’Orient, les guerres chaudes, armées contre armées, ont à peu près disparu. Mais elles ont été remplacées par un climat perpétuel de guerre économique(Colin 2012). Chaque année, ces guerres font des milliers de morts, morts de stress, de maladies chroniques, de pollution, de dépressions. Cette lutte incessante se propage à tous les niveaux. C’est la compétition entre les États-nations, entre les économies, entre les continents, les cultures, les sexes, les entreprises, les employés, les équipes de sports, les partis, les pour et les contre. Nous créons systématiquement 2 camps, 2 antagonismes, une dualité, attachés que nous sommes au mythe de la compétition (Kohn 1986). Mais tôt ou tard, la compétition mène à la violence. Et en attendant, il n’y a presque pas de discours sur un possible après-guerre.
Le permanagement veut porter un discours de paix économique (Duymedjian & Huissoud 2012). L’activité collective n’a pas comme objectif d’être en lutte et de gagner le combat contre les autres. Son horizon est de créer, d’échanger et de partager des ressources, des connaissances, de la nourriture, des jeux, des loisirs, pour le plus grand nombre, et en respectant la place de chacune et de chacun, animaux et écosystèmes y compris. Nous parlons volontairement d’échanger parce que l’échange commence souvent par le don et que le don est à la base de toutes les sociétés humaines (MAUSS n.d.; Alter 2009).
Exploiter des ressources naturelles => D) Prendre soin de Terre-Mère
Le quatrième changement de paradigme que nous proposons concerne notre relation au monde. Dans une vision traditionnelle dualiste, le monde et en particulier le monde naturel, apparaît comme un décor pour l’activité humaine (au mieux) ou une possession de l’homme (au pire). Il y a une séparation, une grande fracture, entre l’homme et la nature(Oelschlaeger 2007; Goldman & Schurman 2000). Dans les racines du management, né au 19ème, dans une période ou la terre semblait infinie, philosophiquement encore plate, la nature est un stock de ressources naturelles que l’on peut exploiter et transformer.
Dans le permanagement, nous comprenons que les êtres humains sont une partie de la nature. Nous sommes de la poussière d’étoiles, mais bien plus encore nous sommes la poussière de la planète Terre : nous en venons et nous y retournons. Un être vivant n’est que l’expression temporaire d’une possibilité de la planète. Dans nos actions collectives, lorsqu’elles sont faites avec cette conscience-là, notre plus belle motivation est de prendre soin de notre Terre-mère, c’est à dire de prendre soin de nous-mêmes, et de nos enfants(Rabhi 2012; Latour 2013).
Au final, le permanagement c’est d’aller à la rencontre d’êtres vivants pour s’organiser en harmonie afin d’échanger dans la paix économique en prenant soin de la terre mère.
La suite ?
Dans notre schéma, et pour insister sur notre ontologie non dualiste, les quatre cercles se chevauchent, et désignent d’autres territoires. Dans un prochain article, nous reviendrons sur ce qui se joue sur ces intersections, qui suggèrent d’autres retournements de postures, d’autres remises en cause des principes canoniques d’un monde managé :
- Libre, vient adoucir le contrôle
- Equitable, vient assouplir la compétition
- Durable, vient remplace l’accaparation
- Responsable, vient questionner la consommation
(A suivre)
Vous pouvez citer cet article en utilsant ce DOI10.13140/RG.2.2.12850.50889
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Article publié initialement ici : https://www.linkedin.com/pulse/le-permanagement-guillaume-p%C3%A9rocheau/
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