Impressions d’un après 17 novembre

N’y voyez pas une poussée d’égo, mais je vais ici largement parler à la première personne. Car ce que je décris ci-après est avant tout un ressenti personnel, un point de vue subjectif. C’est le récit d’un cheminement émotionnel et intellectuel qui n’appartient qu’à moi et pour lequel je n’aurais aucune légitimité à employer le « nous ». Considérez donc ce qui suit comme une bouteille à la mer, rien de plus. Libre à vous de l’accueillir pour en dérouler le message ou de la laisser là.

Il y a maintenant plus de dix ans, je faisais part à un ami de ma lassitude à répéter « toujours les mêmes choses », me désolant de ne pouvoir passer au niveau supérieur. Je répétais ce qui me semblait d’une telle évidence que cela devrait aller sans dire. Des choses comme : « la biodiversité c’est tout le vivant, humains compris » ; ou encore : « A chaque instant, quoi que nous fassions, nous dépendons du vivant à un point que nous n’imaginons pas. Nous dépendons de ce vivant qu’aujourd’hui nous ne connaissons même pas alors que nous prétendons le contrôler ». Beaucoup de choses de ce genre, inutile de vous faire un dessin. Je constatais déjà, avec tristesse, voire avec un brin d’amertume que, si puissants soient-ils, aucun de ces messages, et alors même qu’ils recevaient un accueil favorable voire enthousiaste, ne résistait à l’usure du quotidien dans lequel chacun devait forcément se replonger. Cet ami, ce compagnon de route d’alors, d’environ quinze ans mon aîné et militant écologiste de la première heure, me répondit : « Prépare-toi pourtant à continuer, car c’est pire que ce que tu penses. Non seulement la « prise de conscience » est encore loin d’être là, mais en plus, l’écart se creuse sans cesse entre les convaincus et les autres ».

Comment ne pas y repenser aujourd’hui ? Comment ne pas voir, dans ce miroir que nous tendent les gilets jaunes, le reflet déplaisant d’une pensée écologiste pétrie d’entre-soi et incapable d’apporter des réponses audibles à ceux qui subissent les aléas de la vie et n’ont pour seul horizon que le surendettement et des fins de mois difficiles. Cette pensée écologiste qui a certes raison sur le fond, parce qu’elle est la seule à faire le constat des limites physiques et biologiques auxquelles l’humanité se heurte aujourd’hui, mais qui a été jusqu’ici incapable d’inventer un nouveau récit susceptible d’entraîner l’adhésion des foules.

Il n’y a rien à apprendre de ce mouvement des gilets jaunes. Rien à apprendre, car il n’y a rien de nouveau. Toutes les conditions du drame qui se joue sous nos yeux – l’inertie collective face à l’urgence des défis écologiques et climatiques ; l’affaiblissement mondial des démocraties face aux mouvements « carbo-fascistes » – toutes les conditions de ce drame, donc, étaient réunies depuis fort longtemps. Un peu comme des plaques tectoniques qui poussent l’une contre l’autre, silencieusement, à l’abri des regards jusqu’au tremblement de terre qui « révélera », c’est à dire au sens strict qui « rendra visible » ces puissantes forces souterraines à l’œuvre. Les gilets jaunes, à mes yeux, c’est ça : un tremblement de terre qui révèle, rend visible cette fracture d’ordinaire invisible et ces tensions non dites dans notre société. Mais s’il n’y a rien à apprendre, il y a beaucoup à comprendre, ou à chercher à comprendre.

Comprendre, notamment, que ce qui se passe aujourd’hui est la conséquence d’une somme d’indécisions et d’hésitations accumulées au long de décennies d’attentisme. L’aménagement et la spécialisation des territoires, l’organisation et la segmentation du travail, la précarité économique, le sentiment d’abandon, l’augmentation des distances parcourues ne sont que les conséquences, au coût humain, écologique et social très lourd, de renoncements successifs. Les responsabilités sont tellement partagées et diluées qu’il serait vain de les rechercher. Et de toute façon cela ne nous avancerait à rien. Mieux vaut chercher à comprendre le processus qui nous a conduit là. Et s’attaquer aux vraies causes et non aux seuls symptômes. J’en arrive, petit à petit, à me convaincre que la fiscalité écologique, si elle est en théorie utile et sans doute à terme nécessaire, ne pourrait-être, dans le contexte actuel, qu’au mieux inutile, façon emplâtre sur une jambe de bois, et au pire contre-productive si elle devait réduire encore la marge de manœuvre de ceux qui doivent tant bien que mal s’adapter. C’est aux causes qu’il faut s’attaquer. Si les gens doivent se déplacer, c’est pour aller travailler. S’ils sont allés habiter loin des endroits où l’on trouve du travail, c’est que le coût de l’immobilier les y a contraint. Constats simplistes, sans doute insuffisants, mais en partie vrais et sur lesquels il serait irresponsable de faire l’impasse. Ajoutons à cela les phénomènes de métropolisation, de spécialisation et de concentration des pôles économiques, et le fait que la précarité de l’emploi n’incite pas forcément à déménager pour se rapprocher de son travail.

La seule solution viable à long terme, plus que la transition vers d’autres formes de mobilité, c’est de revitaliser les territoires. De recréer de l’activité économique ou agricole là où il n’y en a plus. D’ancrer les modèles de valeur dans des écosystèmes économiques territoriaux reposant sur la coopération, l’économie circulaire, l’économie de fonctionnalité. De contextualiser le développement économique au lieu de vouloir le standardiser dans l’espoir vain de le rendre compétitif. Cette transformation radicale de notre économie, de nos territoires, des modèles économiques de nos entreprises, de nos circuits de distribution et de consommation est la condition sine qua non de la réussite d’une transition écologique. Mais elle demande une ambition, une impulsion et de la constance dans la mise à disposition des moyens qui manquent dramatiquement aujourd’hui. Alors, il est tellement plus simple d’inverser les choses et d’agir sur les conséquences plutôt que sur les causes. Et donc de faire payer ceux qui subissent. J’arrête là le développement, car il y aurait tant à dire encore. Mais ce qu’il y a d’essentiel à comprendre, après ce mouvement du 17 octobre, c’est qu’on ne peut plus se contenter de regarder et de traiter les choses en surface. Il faut rechercher et traiter les causes réelles et profondes. Sans confondre urgence et précipitation, il est nécessaire de prendre le temps de s’attaquer à des chantiers de longue haleine, quitte à mettre en place temporairement des mesures d’accompagnement social. Et tant pis pour le déficit budgétaire d’aujourd’hui. Il n’est rien face à ceux qui nous attendent si on ne désamorce pas les nombreuses bombes à retardement économiques et sociales dont les minuteurs tournent en silence.

Et puis, dans ce miroir tendu par les gilets jaunes, il y a aussi à ressentir, plus personnellement. Avant le 17 novembre, ma première impulsion a été la colère. Mauvaise conseillère, comme toujours, elle m’a poussé à rejeter en bloc ce mouvement, déplorant une hiérarchie de valeurs dans laquelle je ne pouvais me reconnaître. Manifester contre la hausse des prix du carburant, alors qu’il y a tant de détresse, de misère, de menaces ? Il y a certes, aussi, beaucoup de petits égoïsmes, de refus de changer – ne serait-ce qu’un peu – son style de vie. Il y a aussi, évidemment, des récupérations nauséabondes. Mais, dans ce mouvement disparate, « foutriste » comme je l’ai lu ailleurs, il y a aussi l’expression d’un sentiment d’abandon, d’un désespoir, d’une amertume lentement sédimentée. C’est tout cela qui vole en éclat aujourd’hui, avec fureur et fracas, comme le retour de ballon d’un « mépris de classe » sinon réel, du moins ressenti.

Et face à tout cela mon sentiment personnel est d’abord celui d’un triste constat d’échec. Une baffe dans la gueule. L’impression désagréable de m’être trompé, sinon de combat, du moins de terrain. De n’avoir pas su jouer mon rôle dans cette partie collective. Beaucoup d’autres, que j’estime et admire, ont su faire bien plus et bien mieux. Ils ont pris des risques personnels, assumé leur choix, sont allés jusqu’au bout de leurs engagement. Ils sont allés sur le terrain, là où personnellement j’en suis resté aux idées. Mais même là, il y avait tant à faire. Il aurait fallu que j’invente un langage que tout le monde puisse comprendre. Que je raconte des histoires dans lesquelles tout le monde aurait pu se situer, se projeter. La meilleure des idées, la plus puissante des idées ne vaut rien si elle n’est pas transmise et intégrée. A la fois partagée largement autant qu’appropriée par chacun. Bien sûr, je n’aurais rien pu faire seul. Mais j’assume ma responsabilité et ma part d’échec. Peut-être serait-il temps que je ferme ma gueule. Peut-être serait-il temps que j’arrête et que je laisse faire d’autres qui sauront faire mieux que moi. Mais pour autant, je me refuse à sombrer dans l’amertume. Je sens bien, au fond de moi, que je veux continuer à prendre ma part, que j’en ai besoin même. Mais, après cette grande baffe dans la gueule, cette nième et cuisante leçon d’humilité, cela se fera, sans aucun doute, autrement. Et si je ne sais pas encore comment, je sais en revanche que je vais avoir besoin de vous, de vos conseils, de vos éclairages, de votre indulgence. J’ai l’impression d’avoir tout à apprendre, ou à réapprendre.

Ce qui, paradoxalement, serait presque enthousiasmant.

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