La dimension hédoniste de la transition écologique

Note : Cet article a été proposé par le Prince Louis-Albert de Broglie pour un projet de revue à paraître en 2015. Ce projet n’ayant finalement pas vu le jour, l’article était resté jusqu’ici inédit, malgré sa grande valeur. Nous le publions ici, tant en raison de cette valeur que de sa proximité évidente avec le sujet de la permaéconomie.

Les générations futures considéreront-elles un jour que les deux cent dernières années d’intense prédation des ressources naturelles et des écosystèmes qui pourtant nous nourrissent, nous soignent et nous émerveillent, ont démontré un degré exceptionnel d’inconscience de l’espèce humaine sur son habitat ? Pourraient-elles « un jour nous haïr » comme le soulignait Nicolas Hulot lors de son intervention au Sommet des Consciences[1] ? Pourraient-elles voir dans ces quelques générations passées un sommet d’égoïsme terrifiant, la bêtise de la pensée court-termiste, tel l’homme qui coupe le cerisier pour cueillir ses fruits et s’étonne l’année suivante de ne plus pouvoir les déguster !

Cette grande transition écologique, que nombre appellent de leurs vœux, conscients de l’urgence d’un changement holistique, aura in fine pour but de donner une dernière chance à l’humanité. Cherchant à répondre ainsi à la fragilité de l’homme ainsi qu’à celle de l’ensemble du vivant, de laquelle l’homme est lui-même responsable, ce changement d’ampleur sera du ressort des gouvernants comme des citoyens. Par leurs voix, leur insurrection, et par ce qu’ils observent, ils devront modifier le cours de l’histoire récente, brève mais destructrice, intense dans ses contradictions et dans ses fausses certitudes aujourd’hui contredites.

Or le vivant, produit de l’évolution, de ce laboratoire que notre planète abrite depuis l’apparition des premières molécules, des êtres unicellulaires, des algues, des mousses, est une source phénoménale et inépuisable d’émerveillement. L’infinie beauté, l’extrême complexité, l’admirable capacité de résilience de cette vie, reste pour partie un mystère inexplicable.

Et nous ne sommes pourtant qu’à l’aube de nouvelles découvertes, que ce soit au fond des abysses ou aux cimes des canopées, au cœur de la terre, dans les êtres microscopiques, plus petits que le micron. Tous ces organismes vivent et évoluent depuis des millénaires en un tout écosystémique, symbiotique qui doit nous obliger, nous les homo sapiens, à les considérer comme existant consubstantiellement à un ensemble.

Notre tube digestif n’abrite-t-il pas des milliards de bactéries, qui constituent un véritable écosystème au service de notre survie ?

De la même façon, ne partage-t-on pas des gènes avec les espèces animales, que l’évolution a transformés en intelligence humaine par d’incroyables adaptations ?

Les sciences naturelles, les sciences de la Vie, la botanique, la zoologie, la conchyliologie, la minéralogie, l’entomologie… ont soulevé tout au long de leur histoire des questions d’ordre métaphysique. Elles ont aussi paradoxalement porté un coup irrémédiable à la notion de nature sacrée, de création divine, en objectivant la nature, en la décortiquant.

Alors qu’une règle cosmique, selon nos racines méditerranéennes, plaçait toutes formes de vie sous l’autorité ou la bienveillance d’un panthéon de divinités qui donnait à chaque chose le sens de son destin, nous avons failli à ce regard, à ce qu’il confère de supérieur à la nature et au mystère dont il l’entoure.

Sur le fondement de la curiosité et de la quête du pourquoi, dans cette somme incalculable du vivant, nous avons appris à reconnaître ce qui était comestible, ce qui était médicinal, tinctorial, cosmétique, industriel. Nous avons appris à rechercher les constituants remarquables aux vertus nombreuses. Nous avons appris à puiser ces richesses issues des temps immémoriaux, pour satisfaire notre bien supposé, jusqu’à oublier par nos vanités toutes la gestion de leur finitude.

D’un peuple de chasseurs-cueilleurs, puis sédentaires, nous sommes devenus chasseurs-préleveurs, chasseurs-extracteurs, chasseurs-destructeurs et enfin chasseurs-exterminateurs. Dans le même temps notre intelligence créatrice, qui fut un temps glorifiée par les peintres, les musiciens, les poètes, fut mise au service unique de la marchandisation, de la spéculation, de la simplification, seuls possesseurs de cette fameuse diversité qui au premier instant nous émerveillait et nous éveillait tant.

Pendant une longue minute fermons les yeux et revivons quelques émotions en découvrant les natures mortes flamandes du XVIIe comme celle de Willem Claeszoon Heda, toutes bien vivantes par la fraîcheur et la saveur qu’elles dégagent. Fermons les yeux et regardons les paysages de Gainsborough, la peinture animalière de Jean Baptiste Oudry. Fermons les yeux et relisons les odes à la Nature, Musset, Victor Hugo, Ronsard… Si cela était il y a peu de temps à l’échelle du temps humain, à l’échelle du temps naturel, c’était hier.

Ces images du beau se sont démocratisées lorsque les musées se sont appropriés la leçon de choses ou la leçon d’art, elles sont devenues des images populaires, accessibles jusqu’à devenir de la publicité. Ventant ce qui doit être esthétique et ce qui doit être bon pour vous, pour nous, pour eux. Aliments prémâchés et prédigérés au point où, en l’espace de quelques décennies, rien n’est plus beau que d’avoir le même « bel objet » entre les mains, la même pomme aux quatre coins du globe, la même émotion au son du pschitt d’une boisson gazeuse, le même sens du sublime ! L’esthétique l’a emporté sur le vrai, la standardisation sur le naturel.

Le panthéon des dieux a muté en panthéon des marques, epsilon des dieux, mais références de beauté universelle pour certains.

Alors qui s’émeut encore de cette campagne où les foins étaient battus par l’outil des paysans qui aimaient leur terre, qui vibrait au rythme des saisons, des semailles, des chants sur le chemin des moissons.

Alors qui s’émeut encore de l’identité d’un peuple symbole d’un territoire, d’un paysage symbole d’une racine, d’une vie symbole d’une histoire.

Alors qui s’émeut encore, humant une soupe cuisinée par une grand-mère dépositaire d’une tradition, d’un tour de main ? Elle qui avec amour et pour les autres, transforme les légumes d’un potager qui allie la richesse de produits naturels pour amadouer le palais de plusieurs générations, symbolisant ainsi leur histoire singulière, celle de leur famille, de leur terroir.

Cette transition énergétique évoque tant de sujets que l’on en oublie le principal. Les uns en appellent à la transition énergétique et l’abondance d’une énergie moins prédatrice des ressources naturelles, les autres en appellent à l’éco-rénovation, l’éco-mobilité, l’économie du partage, l’économie circulaire, des villes durables, éventuellement de l’émergence des territoires et de la préservation de la biodiversité…

Peu évoquent l’amour du beau, du bon, du juste comme si la juxtaposition linéaire de ces trois mots était réservée à une déclaration devant un parvis boboïsant en quête de nostalgie.

Ce qui nous sustente, au-delà de l’aspect physiologique, résonne pour chacun en son for intérieur, il résonne de souvenirs, de saveurs, d’histoire et de plaisir.

Le vivant pour se nourrir, le vivant pour ce qu’il résonne en chacun de nous. Mais pour cela il faut modifier la lecture que nous avons de ce vivant. Il faut changer de logiciel et le reconfigurer à la lueur des grands enjeux que sont notre santé, celle des sols qui nous nourrissent, des cours d’eau et des nappes phréatiques qui nous abreuvent, des paysages qui symbolisent notre appartenance à une région, à un lieu, à notre histoire.

Il faut faire prendre conscience que tout est interconnecté, que le vivant est la chaîne de la vie dont nous sommes un des maillons, que si un maillon se rompt, cette chaîne n’en est plus une. Si les grands requins disparaissent alors qu’en est-il du plancton ? Si les vers de terres disparaissent, alors qu’en est-il de la terre fertilisable ? Si les pollinisateurs s’effondrent, alors qu’en est-il de la floraison ? Si les terres ne sont plus cultivables, qu’elles s’assèchent comme au Sahel, alors les populations fuient pour d’autres mirages et qu’en sera-t-il de la paix, cette colombe revenue du mont Ararat !

Une terre nue est triste, une terre nue est laide, elle est lavée par le vent, par la pluie, elle est pauvre et elle peut même s’asphyxier.

Une terre abandonnée peut être aussi une insulte à la vie, car si elle n’abrite plus tout une chaîne du vivant, elle est tout juste un espace non construit, alors qu’une parcelle cultivée est une véritable machine de vie qui fixe le carbone et l’azote, crée de la matière organique, favorise la richesse des sols et des sous-sols et révèle tant de nutriments essentiels à la production maraîchère mais aussi à toute la vie du sol.

Mais ce n’est pas tout. Le vivant est une collection infinie de graines et un patrimoine génétique différent, complémentaire et impressionnant.

Cette richesse variétale, cette richesse d’espèces ou de races sont autant de produits de l’évolution que devons protéger. Encore faut-il être curieux de connaître les nombreux services de cette richesse !

A commencer par des services de subsistance, de qualité de nourriture, de nos besoins de matières naturelles pour les services et l’industrie, puis les services écosystémiques, de relations entre êtres vivants essentiels à la chaîne, de services culturels, ce qui relie le territoire à notre émerveillement et provoque l’émergence notamment des arts.

Le beau est là, il est omniprésent, mais il faut le cultiver et le transmettre, le passer et le préserver.

Il ne faut pas avoir peur de l’appréhender par curiosité et par fascination, car le beau devient alors bon, bon pour chacun en tant qu’être doté de conscience et ainsi d’émotions, car celles-ci sont de tous ordres, olfactif, visuel, gustatif, tactile, auditif.

Se lever aux chants des oiseaux, travailler dans la verdure, humer l’air frais et parfumé des premiers nectars d’un matin de printemps, autant de joies qu’en compte le Bonheur Intérieur Brut cher à Stieglitz, cher à quelques nations, comme le Bhoutan, le Costa Rica qui ont mis la paix et la préservation du vivant au sommet du portique de leur édifice.

Alors doit-on en appeler au beau et au plaisir pour réussir la transition énergétique.

Cela paraît si évident que la réalisation pourrait en être encore plus improbable.

Cette dimension hédoniste devrait être la préoccupation des politiques car c’est en quelque sorte une arme formidable contre de nombreux déracinements.

Les hommes et les femmes qui doutent de la déshumanisation du monde se tournent résolument vers les campagnes, vers la nature où ils recherchent un équilibre salvateur.

La nature appelle aujourd’hui des hommes résolument libres. Libres car ils possèdent la connaissance, celle des informations disponibles via Internet, libres car ils voient les limites d’un monde de prédation qui semble avoir tenté toutes les routes de la pensée politique. Libres car pour la plupart ils ont compris que la véritable liberté c’est l’indépendance de leur propres vies. Et que celle-ci commence par un air sain dans un corps sain, donc une nourriture saine et abondante, mais sans excès, sauf peut-être celui du partage.

Le politique doit s’emparer du beau et du bon, selon le cri de Carlo Petrini car il est le contraire du laid et du danger de la banalisation.

Le beau est un graal, sacré, une promesse de l’aube ou le murmure d’une nouvelle vie. Le beau est un pacte secret qui nous échappe, mais que nous ne devons jamais cesser de chanter en espérant un jour percer ce mystère hors de notre temps.

Le beau reste et demeure la magie du bonheur, de l’échange, de l’altruisme et donc de la Paix.

Louis-Albert de Broglie
Prince Jardinier
Éditeur, Deyrolles pour l’avenir
Fondateur du Conservatoire de la tomate
Fondateur du réseau des fermes d’avenir

[1] Le Sommet des Consciences s’est tenu le 21 juillet 2015 au Conseil Economique, Social et Environnemental

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